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  Entrée des philosophes  

 
 
   
Au-dessus de la porte à cent sous étaient inscrits ces mots :
Entrée des philosophes.
« Une bonne partie de la drôle de guerre, je l’ai passée dans un dépôt avec des rebuts de l’armée française : infirmes, invalides, incapables, communistes, anarchistes, oubliés, cinglés, égarés. On y buvait beaucoup, du vin rouge principalement. On y avait de larges loisirs, comblés par le sommeil, les parties de cartes et l’école buissonnière. Je prenais une part active à toutes ces occupations, notamment pour ce qui était de la consommation du rouquin. Que je fusse un intellectuel, cela stupéfiait mes camarades. L’un d’eux me demande un jour ce que je faisais dans la vie ; embarrassé, je lui réponds : professeur (c’était pas vrai). De quoi ? De philosophie (pas vrai, non plus, mais enfin : j’ai un diplôme). Ah ! ah ! Le camarade me toise avec sympathie et, se souvenant des bons kils de gros rouge que nous avions vidés ensemble, conclut : « C’est vrai, je l’avais toujours pensé que tu étais philosophe » (il ne dit pas : un professeur de philosophie). Il est très rare de voir beaucoup de philosophes ensemble (je ne parle pas, bien sûr, des congrès), l’occasion pourtant m’en avait été fournie quelque temps auparavant, grâce à la fréquentation de Luna-Park. Il y avait dans cet endroit une attraction fort attrayante et qui s’appelait le Palais du Rire. C’était stupide naturellement, ces toboggans, ces escaliers à ressorts, ces trimbalements, ces brimades. Mais la conclusion était bien intéressante, | pour les amateurs s’entend. Un courant d’air soulevait la jupe des filles, maintenues solidement par des salariés énergiques. Il faut ajouter qu’on pouvait se dispenser du trajet absurde en payant cent sous au lieu d’un franc ; on allait alors s’asseoir juste devant la sortie. On était bien placé. Au-dessus de la porte à cent sous étaient inscrits ces mots : Entrée des philosophes. »
 
 
 
   
       
       
       
       
       
       


   
R. Queneau (1903-1976), Journal (1939-1940), suivi de Philosophes et voyous ; Gallimard, « NRF », 1986, p. 225-226.
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