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« Que les punitions en général et que
la prison relèvent d’une technologie politique du corps, c’est peut-être
moins l’histoire qui me l’a enseigné que le présent. Au cours de ces dernières
années, des révoltes de prison se sont produites un peu partout dans le
monde. Leurs objectifs, leurs mots d’ordre, leur déroulement avaient à
coup sûr quelque chose de paradoxal. C’étaient des révoltes contre toute
une misère physique qui date de plus d’un siècle : contre le froid,
contre l’étouffement et l’entassement, contre des murs vétustes, contre
la faim, contre les coups. Mais c’étaient aussi des révoltes contre les
prisons modèles, contre les tranquillisants, contre l’isolement, contre
le service médical ou éducatif. Révoltes dont les objectifs n’étaient
que matériel ? Révoltes contradictoires, contre la déchéance, mais
contre le confort, contre les gardiens, mais contre les psychiatres ?
En fait, c’était bien des corps et de choses matérielles qu’il était question
dans tous ces mouvements, comme il en est question dans ces innombrables
discours que la prison a produits depuis le début du xixe siècle. Ce qui a porté
ces discours et ces révoltes, ces souvenirs et ces invectives, ce sont
bien ces petites, ces infimes matérialités. Libre à qui voudra de n’y
voir que des revendications aveugles ou d’y soupçonner des stratégies
étrangères. Il s’agissait bien d’une révolte, au niveau des corps, contre
le corps même de la prison. Ce qui était en jeu, ce n’était pas le cadre
trop fruste ou trop aseptique, trop rudimentaire ou trop perfectionné
de la prison, c’était sa matérialité dans la mesure où elle est instrument
et vecteur de pouvoir ; c’était toute cette technologie du pouvoir
sur le corps, que la technologie de l’« âme » – celle des éducateurs,
des psychologues et des psychiatres – ne parvient ni à masquer ni à compenser,
pour la bonne raison qu’elle n’en est qu’un des outils. C’est de cette
prison, avec tous les investissements politiques du corps qu’elle rassemble
dans son architecture fermée, que je voudrais faire l’histoire. Par un
pur anachronisme ? Non, si on entend par là faire l’histoire du passé
dans les termes du présent. Oui, si on entend par là faire l’histoire
du présent. » |