|
|
|
« Le chapitre III de L’Origine des espèces est consacré à la « lutte pour l’existence ».
Charles Darwin y montre « combien sont complexes et inattendus les
rapports réciproques des êtres organisés qui ont à lutter ensemble dans
un même pays ». Parmi ces rapports, il cite ceux qui s’établissent
entre les plantes à fleurs et les insectes qui les pollinisent. Bien entendu,
n’importe quel insecte ne convient pas à n’importe quelle plante. Ainsi,
Darwin rapporte qu’il a observé que le trèfle rouge (ou trèfle des prés)
ne peut être fécondé que par les bourdons. Or le nombre de ces derniers
« dépend dans une grande mesure du nombre des mulots qui détruisent
leurs nids et leurs rayons de miel ». Étant établi que la présence
des mulots dépend de celle des chats, Darwin, en se référant aux travaux
d’un certain Newman « qui a longtemps étudié les habitudes du bourdon »,
suggère que les bourdons sont plus abondants près des villages où les
chats sont plus nombreux à donner la chasse aux mulots. Et Darwin de conclure :
« Il est donc parfaitement possible que la présence d’un animal félin
dans une localité puisse déterminer, dans cette même localité, l’abondance
de certaines fleurs en raison de l’intervention des souris et des abeilles ! »
Il était tentant – certains commentateurs malicieux n’y ont pas résisté
– de continuer cette chaîne en suggérant que la pousse du trèfle assurait
l’abondance du cheptel bovin, laquelle permettait à la marine anglaise
de nourrir sur ses navires des contingents de marins dont l’absence au
pays condamnait au célibat de nombreuses Anglaises qui, reportant leur
affection sur les chats, favorisaient les bourdons, qui… » |
|
|
|
« La recherche du « chaînon
manquant » (missing link)
a été tributaire des découvertes de fossiles humains et des théories interprétatives
qui les ont accompagnées. Ce n’est qu’avec la reconnaissance de l’authenticité
des outils préhistoriques découverts par Boucher de Perthes dans la vallée
de la Somme et, la même année (1859), la publication de L’Origine des espèces de Darwin, que l’idée de l’évolution humaine
peut se dégager du modèle biblique et d’un homme d’avant le Déluge. Néanmoins,
deux conceptions s’affrontent au cours des cent années suivantes. D’une
part celle d’un homme « descendant du singe » ; si c’est
bien le cas, le chaînon manquant doit posséder des caractères intermédiaires
entre l’un et l’autre : c’est l’homme-singe de bien des mythologies,
qui survit encore dans notre moderne yeti. L’autre conception renoue,
consciemment ou non, avec le modèle biblique, en recherchant un homme
sauvage qui soit presque dès l’origine dégagé de l’animalité. La première
idée a dominé au xixe siècle, la seconde au
cours du xxe
siècle. C’est au nom de la première que l’on a longtemps refusé d’admettre
le caractère très moderne de l’Homme de Neandertal, dont les premières
découvertes remontent à 1833, ou encore l’authenticité de l’art pariétal
des grottes paléolithiques. C’est au nom de la seconde qu’a été fabriqué
en 1912 (par Teilhard de Chardin, selon le paléontologue Stephen Jay Gould !)
le faux « homme de Piltdown », crâne humain moderne doté d’une
mandibule limée d’orang-outang, et que l’on a parfois voulu déposséder
les Australopithèques de leurs outils ou les Sinanthropes de leurs foyers.
Aujourd’hui, le mythe d’un homme (en l’occurrence une femme) créé de toutes
pièces s’incarne dans l’hypothèse de l’Ève africaine. En même temps, l’éthologie
des grands singes efface les frontières de l’humanité : les chimpanzés
ne possèdent-ils pas déjà des outils et des traditions « culturelles »,
transmises par apprentissage et distinctes dans chaque région, pour casser
des noix ou attraper des termites ? De plus, la notion d’une « chaîne
des êtres » à peu près continue, et dont un chaînon pourrait manquer,
a été entièrement balayée par celle d’un buissonnement évolutif dont la
taille (au sens jardinier), contingente, est le fait des extinctions d’espèces.
La notion de chaînon manquant aura en tout cas eu un impact important
en littérature, en contribuant de façon décisive à façonner notre littérature
policière. Les vrais chaînons manquants, s’ils ont déserté la paléontologie,
se trouvent chez Wells (L’Île du
docteur Moreau), Stevenson (Docteur
Jekyll et Mister Hyde) ou Conan Doyle (Le
Monde perdu). » |