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Dans toutes les villes où elle
passait, la chaîne apportait avec elle sa fête ; c’étaient
les saturnales du châtiment ; la peine s’y retournait en privilège…
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« Dans toutes les villes où elle passait,
la chaîne apportait avec elle sa fête ; c’étaient les saturnales
du châtiment ; la peine s’y retournait en privilège. Et par une très
curieuse tradition, qui, elle, semble échapper aux rites ordinaires des
supplices, elle appelait chez les condamnés moins les marques obligées
du repentir, que l’explosion d’une joie folle qui niait la punition. À
l’ornement du collier et des fers, les bagnards, d’eux-mêmes, ajoutaient
la parure de rubans, de paille tressée, de fleurs ou d’un linge précieux.
La chaîne, c’est la ronde et la danse ; c’est l’accouplement aussi,
le mariage forcé dans l’amour interdit. Noces, fête et sacre sous les
chaînes : « Ils accourent au devant des fers un bouquet à la
main, des rubans ou des glands de paille décorent leurs bonnets et les
plus adroits ont dressé des casques à cimier… D’autres portent des bas
à jour dans des sabots ou un gilet à la mode, sous une blouse de manœuvre. »
Et pendant toute la soirée qui suivait le ferrement, la chaîne formait
une grande farandole, qui tournait sans arrêt dans la cour de Bicêtre
[…]. Le sabbat des condamnés répondait au | cérémonial de la justice par
les fastes qu’il inventait. Il inversait les splendeurs, l’ordre du pouvoir
et ses signes, les formes du plaisir. Mais quelque chose du sabbat politique
n’était pas loin. Il fallait être sourd pour ne pas entendre un peu de
ces accents nouveaux. Les forçats chantaient des chansons de marche, dont
la célébrité était rapide et qui furent longtemps répétées partout. S’y
retrouve sans doute l’écho des complaintes que les feuilles volantes prêtaient
aux criminels – affirmation du crime, héroïsation noire, évocation des
châtiments terribles, et de la haine générale qui les entoure […]. Pourtant,
il y a dans ces chants collectifs une tonalité autre ; le code moral
auquel obéissaient la plupart des vieilles complaintes est inversé. Le
supplice, au lieu d’amener le remords, aiguise la fierté ; la justice
qui a porté la condamnation est récusée, et blâmée la foule qui vient
pour contempler ce qu’elle croit être des repentirs ou des humiliations
[…]. On y trouve aussi l’affirmation que la vie de bagne avec ses compagnonnages
réserve des plaisirs que la liberté ne connaît pas. […] Et surtout l’ordre
actuel ne durera pas toujours ; non seulement les condamnés seront
libérés et retrouveront leurs droits, mais leurs accusateurs viendront
prendre leur place. Entre les criminels et leurs juges, viendra le jour
du grand jugement renversé […]. Le pieux théâtre que les feuilles volantes
imaginaient, et où le condamné exhortait la foule à ne jamais l’imiter
est en train | de devenir une scène menaçante où la foule est sommée de
choisir entre la barbarie des bourreaux, l’injustice des juges et le malheur
des condamnés vaincus aujourd’hui, mais qui triompheront un jour. » |