Dernière édition MMIV Dé 21 - Minuit |
Les dures cités ne peuvent pas essaimer que des anges… |
« C’est fatal comme la marche
vers l’Ouest. Les campeurs compteront en France pour gens de qualité et
hôtes désirables, s’y multiplieront et s’y feront une place considérée.
Si, en dépit des climats bénins du Sud-Ouest et du Sud-Est, des rivages
profondément découpés, des grandes ressources forestières, la tente et
la remorque sont rares chez nous, c’est que le campeur n’est encore ni
instruit d’un code strict ni pénétré de son honneur de nomade. Mais c’est
aussi parce que la bonne compagnie – toutes les classes ont leur dessus
de panier – hésite encore et n’ose pas entrer dans le jeu. J’attends que
le snobisme s’en mêle, entraîne ses fidèles vers les clairières, les sources,
les petites montagnes accueillantes, qu’il crée et lance une élégance
de chemineaux, un chic de la belle étoile. Il ne tardera pas à prêter
attention à un sport économique, car le sens de la parcimonie ne lui a
jamais manqué tout à fait. Les temps d’errer lentement, de prolonger une halte sous la tente et la remorque, je les prédis, en déplorant que le campeur français soit enclin à cueillir la pomme et les raisins d’autrui, à confondre le vert et le sec quand il ramasse du bois pour son feu, et qu’il sème sur son passage papiers gras, boîtes de fer-blanc où luit une étincelle d’huile, enveloppes de cigarettes – et je ne dis pas tout ! – autant que le fait une famille qui déjeune sur l’herbe, au bois de Boulogne. | Sur nos rivages provençaux, l’été délègue le meilleur et le pire, qui pareillement rechignent devant l’hôtel torride, la mouche, les repas bâclés et coûteux, les lits bossus, le café au lait pâle. Meilleur et pire en ont assez. Assez de tout, et surtout de leurs semblables. Alors ils s’en vont, un peu au hasard, emportant une humeur de loups maigres, et s’amarrent dans les pins, les chênes-lièges, la pierraille d’où fuse le figuier sauvage. Nos épis de maïs laiteux, nos mirabelles paient une partie de leur expérience. C’est dommage – c’est peut-être nécessaire. Les dures cités ne peuvent pas essaimer que des anges. Les nouveaux sauvages, qui ont à rapprendre le sommeil sous les astres, le feu en plein air, l’aube qui délie les membres et l’eau qui les baigne, se formeront. Une vie qui coûte peu leur rend d’ailleurs l’optimisme ; elle leur rend même la pudeur, du moins celle qu’enseigne l’animal, celle de la litière nette et de l’ordure bien cachée. » |
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Colette (1873-1954), Journal à rebours (1941), « Provence iii » ; Robert Laffont, « Bouquins » : Romans, récits, souvenirs (1941-1949), t. iii, 1989, p. 78-79. | |