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Dernière édition MMIV Dé 21 - Minuit  
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Une bonne partie de la mythologie grecque relèverait aujourd’hui de la correctionnelle
  Cette remarque discrète de Nicolas Bouvier : « Une bonne partie de la mythologie grecque relèverait aujourd’hui de la correctionnelle », figure en note de bas de page du portrait de Paulus, le médecin balte rencontré à Tabriz (Iran), conteur fabuleux des plus vilaines affaires.
    « Nous n’étions pas trop seuls. En fin de matinée, une silhouette massive et grise traversait parfois le jardin, et une grêle de coups ébranlaient notre porte. C’était Paulus, le médecin grâce auquel nous avions obtenu les permis de séjour, qui passait aux nouvelles entre deux visites. Il posait vivement ses cent kilos sur la plus solide de nos chaises, tirait de son pardessus un esturgeon fumé enveloppé de journal et une bouteille de vodka qu’il ouvrait d’un coup de pouce. Il balayait la chambre d’un regard ironique, et se lançait – tout en mastiquant – dans une sorte de chronique locale qui débutait presque toujours par : « … Écoutez une fois… je peux rire seulement. » Paulus était Balte et parlait avec un lourd accent germanique un français imprévu qu’il semblait inventer à mesure. Après avoir fait, dans la Wehrmacht, la campagne de Russie, il avait fui son pays envahi, émigré, et pratiquait ici depuis deux ans. Il connaissait son métier à merveille, guérissait beaucoup, gagnait en conséquence, mangeait énormément et buvait davantage encore. Ses yeux vairons et mobiles éclairaient un large visage blême, pétri d’astuce et | d’intelligence. Avec ça, une vitalité de sanglier, une bonne dose de cynisme, et un rire effrayant qui montait du ventre, lui noyait joyeusement la figure et ponctuait les histoires les plus noires. C’était d’ailleurs un conteur prodigieux. La ville, il l’avait soignée assez longtemps pour la comprendre, et toute la rude saga de Tabriz passait à travers lui sans s’altérer. Il ne la jugeait pas et n’en « rajoutait » jamais, mais dans sa bouche, les morts suspectes, les manœuvres cocasses ou sordides dont il avait été le témoin, devenaient aussitôt fables, mythes ou archétypes, et prenaient l’espèce d’autorité que deux mille ans d’âge, par exemple, parviennent à conférer aux plus vilaines affaires. [Une bonne partie de la mythologie grecque relèverait aujourd’hui de la correctionnelle.] »
     
       
     
       
     
       
     
       
 
   
       
       

 

   
N. Bouvier (1929-1998), L’usage du monde (1963), « Tabriz-Azerbaïdjan », note de l’auteur ; Payot, « Petite bibliothèque / Voyageurs », no 100, 1992, p. 124.
  N. Bouvier (1929-1998), L’usage du monde (1963), « Tabriz-Azerbaïdjan » ; Payot, « Petite bibliothèque / Voyageurs », no 100, 1992, p. 123-124.
   

 

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