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« Nous n’étions pas trop seuls. En fin
de matinée, une silhouette massive et grise traversait parfois le jardin,
et une grêle de coups ébranlaient notre porte. C’était Paulus, le médecin
grâce auquel nous avions obtenu les permis de séjour, qui passait aux
nouvelles entre deux visites. Il posait vivement ses cent kilos sur la
plus solide de nos chaises, tirait de son pardessus un esturgeon fumé
enveloppé de journal et une bouteille de vodka qu’il ouvrait d’un coup
de pouce. Il balayait la chambre d’un regard ironique, et se lançait –
tout en mastiquant – dans une sorte de chronique locale qui débutait presque
toujours par : « … Écoutez une fois… je peux rire seulement. »
Paulus était Balte et parlait avec un lourd accent germanique un français
imprévu qu’il semblait inventer à mesure. Après avoir fait, dans la Wehrmacht,
la campagne de Russie, il avait fui son pays envahi, émigré, et pratiquait
ici depuis deux ans. Il connaissait son métier à merveille, guérissait
beaucoup, gagnait en conséquence, mangeait énormément et buvait davantage
encore. Ses yeux vairons et mobiles éclairaient un large visage blême,
pétri d’astuce et | d’intelligence. Avec ça, une vitalité de sanglier,
une bonne dose de cynisme, et un rire effrayant qui montait du ventre,
lui noyait joyeusement la figure et ponctuait les histoires les plus noires.
C’était d’ailleurs un conteur prodigieux. La ville, il l’avait soignée
assez longtemps pour la comprendre, et toute la rude saga de Tabriz passait
à travers lui sans s’altérer. Il ne la jugeait pas et n’en « rajoutait »
jamais, mais dans sa bouche, les morts suspectes, les manœuvres cocasses
ou sordides dont il avait été le témoin, devenaient aussitôt fables, mythes
ou archétypes, et prenaient l’espèce d’autorité que deux mille ans d’âge,
par exemple, parviennent à conférer aux plus vilaines affaires. [Une bonne
partie de la mythologie grecque relèverait aujourd’hui de la correctionnelle.] » |