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Dernière édition MMV - Ours - Minuit  
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  Feux de détresse.
       
Noth ist nöthig !
(
La détresse est nécessaire.)

« Le malheur dignifie, il sert aussi d’aiguillon à l’action. Le malheur public, surtout. Celui dont on peut faire une cause – sa propre cause. Incapable de s’avouer comme tel, le désir de souffrir est peut-être, chez beaucoup de jeunes gens, la motivation de leur engagement dans des prises de position et des combats humanitaires. Nietzsche [dans Le Gai savoir, § 56] les suspecte de ne rien éprouver personnellement, ni malheur ni bonheur véritable. La souffrance ici n’est pas l’exaltation extrême du mystique, en appel de martyre, mais elle donne du poids à l’existence, une raison d’être et une raison sociale, elle vous pose. »
    « §56 - Le désir de souffrance. – Quand je songe au désir de faire quelque chose, tel qu’il chatouille et stimule sans cesse des milliers de jeunes Européens dont aucun ne supporte l’ennui, pas plus qu’il ne se supporte soi-même, – je me rends compte qu’il doit y avoir en eux un désir de souffrir d’une façon quelconque afin de tirer de leur souffrance une raison probante pour agir, pour faire de grandes choses. La détresse est nécessaire ! De là les criailleries des politiciens, de là les prétendues « détresses » de toutes les classes imaginables, aussi nombreuses que fausses, imaginaires, exagérées, et l’aveugle empressement à y croire. Ce que réclame cette jeune génération, c’est que ce soit du dehors que lui vienne et se manifeste – non pas le bonheur – mais le malheur ; et leur imagination s’occupe déjà d’avance à en faire un monstre, afin d’avoir ensuite un monstre à combattre. Si ces êtres avides de détresse sentaient en eux la force de se faire du bien à eux-mêmes, pour eux-mêmes, ils s’entendraient aussi à se créer, en eux-mêmes, une détresse propre et personnelle. Leurs inventions pourraient alors être plus subtiles, et leurs satisfactions résonner comme une musique de qualité ; tandis que maintenant, ils remplissent le monde de leurs cris de détresse et, par conséquent, trop souvent, en premier lieu, de leur sentiment de détresse ! Ils ne savent rien faire d’eux-mêmes – c’est pourquoi ils crayonnent au mur le malheur des autres : ils ont toujours besoin des autres ! Et toujours d’autres autres ! – Pardonnez-moi, mes amis, j’ai osé crayonner au mur mon bonheur. »  
       
Si nous étions capables d’entendre le hurlement des bêtes prises à la trappe, nous ferions sans doute plus attention à l’immense et dérisoire détresse des prisonniers de droit commun
  « Je me dis souvent que si nous n’avions pas accepté, depuis des générations, de voir étouffer les animaux dans des wagons à bestiaux, ou s’y briser les pattes comme il arrive à tant de vaches ou de chevaux, envoyés à l’abattoir dans des conditions absolument inhumaines, personne, pas même les soldats chargés de les convoyer, n’aurait supporté les wagons plombés des années 1940-1945. Si nous étions capables d’entendre le hurlement des bêtes prises à la trappe (toujours pour leurs fourrures) et se rongeant les pattes pour essayer d’échapper, nous ferions sans doute plus attention à l’immense et dérisoire détresse des prisonniers de droit commun – dérisoire parce qu’elle va à l’encontre du but, qui serait de les améliorer, de les rééduquer, de faire d’eux des êtres humains. Et sous les splendides couleurs de l’automne, quand je vois sortir de sa voiture, à la lisière d’un bois pour s’épargner la peine de marcher, un individu chaudement enveloppé dans un vêtement imperméable, avec une « pint » de whisky dans la poche du pantalon et une carabine à lunette pour mieux épier les animaux dont il rapportera le soir la dépouille sanglante, attachée sur son capot, je me dis que ce brave homme, peut-être bon mari, bon père ou bon fils, se prépare sans le savoir aux « Mylaï » de l’avenir. (Mylaï est un village vietnamien dont la population fut massacrée par un détachement américain, nouvelle qui éclata à retardement et fit quelque temps scandale.) En tout cas, ce n’est plus un homo sapiens. »
       
     
       
     
       
     
       
     
       
 
   
       
       

 

   
C. Thomas, Souffrir, « Désir de souffrance » ; Payot & Rivages, « Manuels Payot », 2004, p. 111.
   
F. W. Nietzsche (1844-1900), Le Gai savoir : « la gaya scienza » (1882-1887), « Livre premier », § 56 : « Die Begierde nach Leiden. – Denke ich an die Begierde, Etwas zu thun, wie sie die Millionen junger Europäer fortwährend kitzelt und stachelt, welche alle die Langeweile und sich selber nicht ertragen können, – so begreife ich, dass in ihnen eine Begierde, Etwas zu leiden, sein muss, um aus ihrem Leiden einen probablen Grund zum Thun, zur That herzunehmen. Noth ist nöthig ! Daher das Geschrei der Politiker, daher die vielen falschen, erdichteten, übertriebenen "Nothstände" aller möglichen Classen und die blinde Bereitwilligkeit, an sie zu glauben. Diese junge Welt verlangt, von Aussen her solle – nicht etwa das Glück – sondern das Unglück kommen oder sichtbar werden ; und ihre Phantasie ist schon voraus geschäftig, ein Ungeheuer daraus zu formen, damit sie nachher mit einem Ungeheuer kämpfen könne. Fühlten diese Nothsüchtigen in sich die Kraft, von Innen her sich selber wohlzuthun, sich selber Etwas anzuthun, so würden sie auch verstehen, von Innen her sich eine eigene, selbsteigene Noth zu schaffen. Ihre Erfindungen könnten dann feiner sein und ihre Befriedigungen könnten wie gute Musik klingen : während sie jetzt die Welt mit ihrem Nothgeschrei und folglich gar zu oft erst mit dem Nothgefühle anfüllen ! Sie verstehen mit sich Nichts anzufangen – und so malen sie das Unglück Anderer an die Wand : sie haben immer Andere nöthig ! Und immer wieder andere Andere ! – Verzeihung, meine Freunde, ich habe gewagt, mein Glück an die Wand zu malen. » – Robert Laffont, « Bouquins » : Œuvres, t. ii, 1993, p. 86.
   
M. Yourcenar (1903-1987), Les Yeux ouverts : entretiens avec Matthieu Galey, « Une politique pour demain », Le Centurion, 1980, p. 313.
   

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