Retour au menu
Dernière édition MMV - Équinoxe du printemps  
Retour en prison ‡‡ Seuil / Menu / Prison /
Escroc / Prison / Menu / Seuil ‡‡ Tour de prison
       
   
       
Je ne suis pas un escroc, donc je ne suis rien.
  « Stendhal disait : Je ne suis pas un mouton, donc je ne suis rien. Maintenant on pourrait dire : Je ne suis pas un escroc, donc je ne suis rien. »
       
Escroc ou saint ?
  « Dans l’absolu, il importe peu qu’on soit escroc ou saint. »
       
Escrocs et vauriens.
  « Le lendemain de ce jour délicieux, mon mauvais génie me mena à la Ville-de-Lyon. C’était l’auberge où logeaient Piccolomini et sa femme, que je trouvai au milieu d’une troupe d’escrocs et de vauriens comme eux. »
       
Pourquoi devient-on romancier ? Pourquoi devient-on peintre ou musicien ? J’allais dire qu’il n’y a aucune raison précise. J’ignore, comme tout le monde, quelles sont celles de nos cellules qui entrent en jeu et l’on pourrait se poser une autre question, tout aussi mystérieuse : – Pourquoi devient-on un escroc ou un meurtrier ?
  « Il y a moins d’une demi-heure, une charmante infirmière me disait que son rêve avait toujours été d’écrire et que, depuis dix ans, elle tenait quotidiennement son journal. Je suis persuadé, étant donné la vie qu’elle mène et les gens qu’elle rencontre, la plupart du temps dans des situations où ils sont sans défense, que ce journal contient des choses passionnantes.
Ce mot « écrire » fascine des dizaines de milliers de gens pour ne pas dire davantage. Je reçois des lettres de quantités de personnes, hommes ou femmes, les uns jeunes, les autres âgés, qui me disent qu’ils ont des quantités d’expériences personnelles à raconter et qui me demandent comment s’y prendre. Certains m’envoient d’office de | gros manuscrits que je m’empresse, à regret, de leur retourner en ayant soin de ne pas ouvrir le paquet.
Cela me rappelle en effet l’aventure arrivée à un célèbre écrivain du début du siècle. Il avait ouvert le paquet. Il s’était donné la peine de lire un certain nombre de pages insignifiantes. Il avait envoyé la lettre d’excuse traditionnelle et renvoyé le manuscrit. Trois ou quatre ans plus tard, lors de la publication d’un de ses livres, il a reçu du papier timbré l’accusant de plagiat. C’est depuis lors, c’est-à-dire depuis que je connais cette histoire, que je n’ouvre plus les paquets contenant des manuscrits.
Cela ne servirait d’ailleurs à rien. Les éditeurs entretiennent toute une écurie de lecteurs professionnels et c’est d’après les rapports que chacun fait des ouvrages qui parviennent à la maison d’édition que celle-ci se décide ou non.
La question que je me pose souvent c’est : – Qu’est-ce qui pousse les gens de tous les âges, de toutes les classes sociales, à se pencher sur du papier blanc ?
Pour un certain nombre d’entre eux, la réponse est facile, trop facile : c’est l’argent. Ils lisent dans les journaux que tel auteur a tiré à tant de millions d’exemplaires, et ainsi fait fortune. Ils concluent : – Pourquoi pas moi ? Car chacun se figure être le centre du monde et considère les événements auxquels il a pu être mêlé, voire ses simples pensées, comme dignes de passionner les foules.
Il y en a d’autres qui écrivent par nostalgie. Devant le vide ou la banalité de leur vie, ils éprouvent le besoin, bien légitime, de la romancer, de rendre passionnante à leurs yeux une existence sans relief.
Les lettres qui accompagnent ces envois de manuscrits sont souvent émouvantes. On les distingue tout de suite des lettres de tapeurs qui écrivent, eux aussi, à des gens qu’ils ne connaissent pas mais dont ils ont lu le nom dans les journaux et qui, eux, envoient toujours la même lettre, qu’ils expédieraient à des centaines d’exemplaires s’ils avaient une machine à polycopier.
J’en reviens au besoin d’écrire. Et même sur le besoin du besoin d’écrire. Cela se situe à un autre étage, parmi des gens cultivés et souvent des professeurs.
Comment, pourquoi devient-on écrivain ? Le nombre d’ouvrages qui paraissent sur ce sujet devient de plus en plus élevé. On en a même créé une science pleine de mots abstraits et de citations de philosophes.
Une des questions que les journalistes, surtout les jeunes, me posent le plus souvent, c’est : – Dites-moi, monsieur Simenon, l’emploi de vos journées ? Je leur réponds : – Et l’emploi des vôtres ? Ils s’imaginent que depuis que j’ai pris ma retraite et que je n’écris plus six romans par an, je dois errer, désemparé, dans les rues, ou encore que je me suis choisi un hobby, comme de faire de la menuiserie d’amateur, de jouer avec des trains électriques ou de lire des ouvrages abscons. Or, je n’ai pas de hobby, sinon de me servir autant que possible de mes deux jambes et de regarder la vie autour de moi. Je pourrais dire | qu’on ne parcourt pas cent mètres dans une rue ou dans la campagne sans faire de découverte, même à mon âge.
Je suis frappé par tout ce que j’ai raté pendant les soixante-quatorze ans et demi que j’ai vécus. Il m’arrive de tomber en arrêt devant le feuillage d’un arbre sans savoir de quel arbre il s’agit, sans rien connaître de sa croissance et de la partie d’univers qu’il représente. On ne peut pas appeler ça un hobby puisque, en rentrant chez moi, je ne me précipite pas vers une encyclopédie pour apprendre ce que je ne sais pas.
Pourquoi devient-on romancier ? Pourquoi devient-on peintre ou musicien ? J’allais dire qu’il n’y a aucune raison précise. J’ignore, comme tout le monde, quelles sont celles de nos cellules qui entrent en jeu et l’on pourrait se poser une autre question, tout aussi mystérieuse : – Pourquoi devient-on un escroc ou un meurtrier ? »
       
     
       
     
       
 
   
       
       

 

   
J. Cocteau (1889-1963), Le passé défini : journal, 22 octobre 1953 ; Gallimard, « NRF », t. ii, 1985, p. 300.
   
E. Cioran (1911-1995), Cahiers (1957-1972), novembre 1970 ; Gallimard, « N.R.F. », 1997, p. 876.
   
G. Casanova (1725-1798), Mémoires : histoire de ma vie, chap. lxv ; Arléa, 1993, p. 817.
   
G. Simenon (1903-1989), Mes dictées, « À quoi bon jurer ? » (1979), 22 juin 1977 ; Presses de la Cité, « Omnibus » : Tout Simenon, t. 27, 1993, p. 3-5.
   

En haut de page