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Dernière édition MMV - Ours - Minuit  
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  Le G.I.P. (Groupe Information Prison) est un groupe créé en février 1971 à l’initiative de Daniel Defert et Michel Foucault. Le but initial consistait tout simplement à mener des enquêtes « intolérance » pour recueillir et révéler les conditions de vie des détenus. Ces enquêtes étaient introduites clandestinement dans les prisons par l’intermédiaire des familles de détenus.
En mai 1971, les premiers témoignages recueillis sont publiés sous la forme de brochures anonymes.
Parmi les membres du G.I.P., on comptera notamment Gilles Deleuze, la veuve de Paul Éluard et Jean Genet.
       
Il s’agissait de faire un « Groupe Information Prison » : c’était évidemment autre chose que de l’information ; c’était une espèce de pensée-expérimentation…
 

« Après 68, il y avait beaucoup de groupes, de nature très différente, mais forcément rétrécis. C’était l’après 68. Ils survivaient, ils avaient tous un passé. Foucault insistait sur le fait que 68 n’avait pas eu d’importance pour lui. Il avait un passé de grand philosophe déjà, mais il ne traînait pas derrière lui un passé de 68. C’est ce qui lui a donné sans doute la possibilité de faire un groupe d’un type si nouveau. Et ce groupe lui a donné une espèce d’égalité avec les autres groupes. Il ne se serait pas laissé prendre, mais cela lui a permis de garder son indépendance vis-à-vis d’autres groupes, comme la Gauche prolétarienne. Il y avait des réunions constantes, des échanges, mais il a absolument maintenu l’indépendance totale du GIP. À mon avis, Foucault a été le | seul, non pas à survivre d’un passé, mais à inventer quelque chose de nouveau, à tous les niveaux. C’était très précis, comme était Foucault. Le GIP est une image de Foucault, une invention Foucault-Defert. C’est un cas où leur collaboration est intime et fantastique. En France, c’est la première fois que se créait ce genre de groupe, qui n’avait absolument rien à voir avec un parti (il y avait des partis terrifiants, du type la Gauche prolétarienne), ni avec une entreprise (par exemple, les entreprises pour renouveler la psychiatrie).
Il s’agissait de faire un « Groupe Information Prison ». C’était évidemment autre chose que de l’information. C’était une espèce de pensée-expérimentation. Il y a tout un aspect par lequel Foucault n’a pas cessé de considérer le processus de la pensée comme une expérimentation. C’est sa descendance Nietzsche. Il ne s’agissait pas du tout d’expérimenter sur la prison, mais de saisir la prison comme un lieu où une certaine expérience était vécue par les prisonniers, et que des intellectuels, tels que Foucault les concevait, devaient aussi penser. Le GIP, c’est presque aussi beau qu’un livre de Foucault. J’ai suivi avec tout mon cœur parce que ça m’a fasciné. Quand ils ont commencé tous les deux, ils partaient dans une espèce de noir. Ils avaient vu quelque chose, mais ce qu’on voit, c’est toujours dans le noir. Comment faire ? Je crois que ça a commencé comme cela : Defert a commencé à distribuer des tracts dans les files d’attente des familles au moment des visites. Ils étaient plusieurs, Foucault en faisait parfois partie. Ils se sont vite fait repérer comme « agitateurs ». Ce qu’ils voulaient, ce n’était pas du tout créer de l’agitation, mais établir un questionnaire auquel les familles et les détenus eux-mêmes répondraient. Je me souviens que, dans les premiers questionnaires, il était question de l’alimentation, des soins médicaux. Foucault avait dû être à la fois très réconforté, très entraîné et en même temps étonné par les réponses. On y trouvait quelque chose de bien pire, à savoir : les humiliations constantes. Du coup, Foucault voyant donnait le relais à Foucault pensant.
Le GIP a été, je crois, un terrain d’expérimentation jusqu’à Surveiller et punir. Ce à quoi il a été immédiatement sensible, c’est la différence énorme entre le statut théorique et juridique de la prison, la prison comme privation de liberté, et la | pratique de la prison, qui est tout à fait autre chose, puisqu’on ne se contente pas de priver quelqu’un de liberté, ce qui est déjà très grand, mais s’y ajoute tout le système des humiliations, tout le système par lequel on casse les gens et qui ne fait pas partie de la privation de liberté. On a découvert, ce que tout le monde savait, qu’il y avait une justice sans aucun contrôle qui s’était faite dans la prison, puisqu’il y avait une prison dans la prison, une prison derrière la prison, qu’on appelait le mitard. Il n’y avait pas encore les QHS [Quartier Haute Sécurité, destiné à isoler le prisonnier dans une cellule aux conditions particulièrement pénibles]. Le prisonnier pouvait être condamné à des peines sans aucune possibilité de se défendre. On apprenait beaucoup de choses. Le GIP travaillait du côté des familles de détenus, des anciens détenus. Comme tout ce qui est beau, il y avait des moments de grand rire, par exemple, les premiers contacts qu’on a pris avec les anciens prisonniers où chacun voulait être plus prisonnier que les autres. L’autre avait toujours connu plus dur. »

       
Lors de la dissolution du GIP, Foucault n’a retenu que le fait qu’il avait perdu ; il n’a pas vu en quoi il avait gagné
 

« H. P. – Comment s’est produite la disparition du GIP ?
G. D. – Ce dont tous les autres rêvaient, Foucault l’a fait au bout d’un certain temps, il a dissous le GIP. Je me souviens que Foucault voyait beaucoup les Livrozet. Livrozet était un ancien prisonnier. Il a écrit un livre pour lequel Foucault a fait une très belle préface. Madame Livrozet aussi était très active. Quand le GIP s’est dissous, ils ont enchaîné en créant le CAP, le « Comité d’Action des Prisonniers », qui devait être mené par les anciens prisonniers. Je crois que Foucault n’a retenu que le fait qu’il avait perdu ; il n’a pas vu en quoi il avait gagné. Il a toujours été extrêmement modeste d’un certain point de vue. Il a pensé qu’il avait perdu parce que tout s’était refermé. Il avait eu l’impression que ça n’avait servi à rien. Foucault disait que ce n’était pas de la répression, mais pire : quelqu’un parle, mais c’est comme s’il ne disait rien. Trois ou quatre ans après, c’était redevenu exactement pareil.
Et en même temps, il devait bien savoir que ça avait servi énormément. Le GIP avait réussi beaucoup de choses, le mouvement des prisonniers s’était développé. Foucault était en droit de penser que quelque chose avait changé, même si ce n’était pas fondamental. Je le dis trop simplement : le GIP | avait comme but que les prisonniers eux-mêmes, et les familles de prisonniers puissent parler, parler pour leur compte. Ce n’était pas le cas avant. Quand il y avait une émission sur les prisons, vous aviez tous les représentants de ce qui touchait aux prisons de près ou de loin, des juges, des avocats, des gardiens de prisons, des visiteuses de prisons, des philanthropes, n’importe quoi, mais il n’y avait pas de prisonniers, ni même d’anciens prisonniers, tout comme quand on fait un colloque sur l’école maternelle, il y a tout ce que vous voulez, mais il n’y a pas d’enfants, bien qu’ils aient quand même quelque chose à dire. Le but du GIP, c’était moins de les faire parler que de dessiner déjà une place où on serait bien forcé de les entendre, une place qui ne consiste pas simplement à faire une émeute sur le toit d’une prison, mais à faire que ce qu’ils avaient à dire passe. Ce qu’il y avait à dire, c’est exactement ce que Foucault avait sorti, à savoir : nous sommes privés de liberté, c’est une chose, mais ce qu’on subit, c’est tout à fait autre chose. On est possédé. Tout le monde le sait bien, mais tout le monde laisse faire. »

       
     
       
     
       
     
       
 
   
       
       

 

   
G. Deleuze (1925-1995), Deux régimes de fous : textes et entretiens (1975-1995), 39 : « Foucault et les prisons », propos recueillis par P. Rabinow et K. Gandal, History of the Present, no 2, printemps 1986 ; Minuit, 2003, p. 254-256.
   
G. Deleuze (1925-1995), Deux régimes de fous : textes et entretiens (1975-1995), 39 : « Foucault et les prisons », propos recueillis par P. Rabinow et K. Gandal, History of the Present, no 2, printemps 1986 ; Minuit, 2003, p. 258-259.
   

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