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« Après 68, il y avait beaucoup de groupes,
de nature très différente, mais forcément rétrécis. C’était l’après
68. Ils survivaient, ils avaient tous un passé. Foucault insistait sur
le fait que 68 n’avait pas eu d’importance pour lui. Il avait un passé
de grand philosophe déjà, mais il ne traînait pas derrière lui un passé
de 68. C’est ce qui lui a donné sans doute la possibilité de faire un
groupe d’un type si nouveau. Et ce groupe lui a donné une espèce d’égalité
avec les autres groupes. Il ne se serait pas laissé prendre, mais cela
lui a permis de garder son indépendance vis-à-vis d’autres groupes,
comme la Gauche prolétarienne. Il y avait des réunions constantes, des
échanges, mais il a absolument maintenu l’indépendance totale du GIP.
À mon avis, Foucault a été le | seul, non pas à survivre d’un passé,
mais à inventer quelque chose de nouveau, à tous les niveaux. C’était
très précis, comme était Foucault. Le GIP est une image de Foucault,
une invention Foucault-Defert. C’est un cas où leur collaboration est
intime et fantastique. En France, c’est la première fois que se créait
ce genre de groupe, qui n’avait absolument rien à voir avec un parti
(il y avait des partis terrifiants, du type la Gauche prolétarienne),
ni avec une entreprise (par exemple, les entreprises pour renouveler
la psychiatrie).
Il s’agissait de faire un « Groupe Information Prison ». C’était
évidemment autre chose que de l’information. C’était une espèce de pensée-expérimentation.
Il y a tout un aspect par lequel Foucault n’a pas cessé de considérer
le processus de la pensée comme une expérimentation. C’est sa descendance
Nietzsche. Il ne s’agissait pas du tout d’expérimenter sur la prison,
mais de saisir la prison comme un lieu où une certaine expérience était
vécue par les prisonniers, et que des intellectuels, tels que Foucault
les concevait, devaient aussi penser. Le GIP, c’est presque aussi beau
qu’un livre de Foucault. J’ai suivi avec tout mon cœur parce que ça
m’a fasciné. Quand ils ont commencé tous les deux, ils partaient dans
une espèce de noir. Ils avaient vu quelque chose, mais ce qu’on voit,
c’est toujours dans le noir. Comment faire ? Je crois que ça a
commencé comme cela : Defert a commencé à distribuer des tracts
dans les files d’attente des familles au moment des visites. Ils étaient
plusieurs, Foucault en faisait parfois partie. Ils se sont vite fait
repérer comme « agitateurs ». Ce qu’ils voulaient, ce n’était
pas du tout créer de l’agitation, mais établir un questionnaire auquel
les familles et les détenus eux-mêmes répondraient. Je me souviens que,
dans les premiers questionnaires, il était question de l’alimentation,
des soins médicaux. Foucault avait dû être à la fois très réconforté,
très entraîné et en même temps étonné par les réponses. On y trouvait
quelque chose de bien pire, à savoir : les humiliations constantes.
Du coup, Foucault voyant donnait le relais à Foucault pensant.
Le GIP a été, je crois, un terrain d’expérimentation jusqu’à Surveiller
et punir. Ce à quoi il a été immédiatement sensible, c’est
la différence énorme entre le statut théorique et juridique de la prison,
la prison comme privation de liberté, et la | pratique de la prison,
qui est tout à fait autre chose, puisqu’on ne se contente pas de priver
quelqu’un de liberté, ce qui est déjà très grand, mais s’y ajoute tout
le système des humiliations, tout le système par lequel on casse les
gens et qui ne fait pas partie de la privation de liberté. On a découvert,
ce que tout le monde savait, qu’il y avait une justice sans aucun contrôle
qui s’était faite dans la prison, puisqu’il y avait une prison dans
la prison, une prison derrière la prison, qu’on appelait le mitard.
Il n’y avait pas encore les QHS [Quartier
Haute Sécurité, destiné à isoler le prisonnier dans une cellule aux
conditions particulièrement pénibles]. Le prisonnier pouvait
être condamné à des peines sans aucune possibilité de se défendre. On
apprenait beaucoup de choses. Le GIP travaillait du côté des familles
de détenus, des anciens détenus. Comme tout ce qui est beau, il y avait
des moments de grand rire, par exemple, les premiers contacts qu’on
a pris avec les anciens prisonniers où chacun voulait être plus prisonnier
que les autres. L’autre avait toujours connu plus dur. »
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« H. P. – Comment
s’est produite la disparition du GIP ?
G. D. – Ce dont tous les autres rêvaient, Foucault l’a fait
au bout d’un certain temps, il a dissous le GIP. Je me souviens que
Foucault voyait beaucoup les Livrozet. Livrozet était un ancien prisonnier.
Il a écrit un livre pour lequel Foucault a fait une très belle préface.
Madame Livrozet aussi était très active. Quand le GIP s’est dissous,
ils ont enchaîné en créant le CAP, le « Comité d’Action des Prisonniers »,
qui devait être mené par les anciens prisonniers. Je crois que Foucault
n’a retenu que le fait qu’il avait perdu ; il n’a pas vu en quoi
il avait gagné. Il a toujours été extrêmement modeste d’un certain point
de vue. Il a pensé qu’il avait perdu parce que tout s’était refermé.
Il avait eu l’impression que ça n’avait servi à rien. Foucault disait
que ce n’était pas de la répression, mais pire : quelqu’un parle,
mais c’est comme s’il ne disait rien. Trois ou quatre ans après, c’était
redevenu exactement pareil.
Et en même temps, il devait bien savoir que ça avait servi énormément.
Le GIP avait réussi beaucoup de choses, le mouvement des prisonniers
s’était développé. Foucault était en droit de penser que quelque chose
avait changé, même si ce n’était pas fondamental. Je le dis trop simplement :
le GIP | avait comme but que les prisonniers eux-mêmes, et les familles
de prisonniers puissent parler, parler pour leur compte. Ce n’était
pas le cas avant. Quand il y avait une émission sur les prisons, vous
aviez tous les représentants de ce qui touchait aux prisons de près
ou de loin, des juges, des avocats, des gardiens de prisons, des visiteuses
de prisons, des philanthropes, n’importe quoi, mais il n’y avait pas
de prisonniers, ni même d’anciens prisonniers, tout comme quand on fait
un colloque sur l’école maternelle, il y a tout ce que vous voulez,
mais il n’y a pas d’enfants, bien qu’ils aient quand même quelque chose
à dire. Le but du GIP, c’était moins de les faire parler que de dessiner
déjà une place où on serait bien forcé de les entendre, une place qui
ne consiste pas simplement à faire une émeute sur le toit d’une prison,
mais à faire que ce qu’ils avaient à dire passe. Ce qu’il y avait à
dire, c’est exactement ce que Foucault avait sorti, à savoir :
nous sommes privés de liberté, c’est une chose, mais ce qu’on subit,
c’est tout à fait autre chose. On est possédé. Tout le monde le sait
bien, mais tout le monde laisse faire. »
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