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Dernière édition MMIV Dé 21 - Minuit  
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Prisons are built with stones of Law, Brothels with bricks of Religion...
  « Les prisons sont bâties avec les pierres de la loi, les bordels avec les briques de la religion. »
       
Recherche scientifique et enquête policière : le chercheur, comme le détective, s’intéresse plus aux infractions qu’au respect des lois ; la routine, policière comme scientifique, est celle de la vérification (papiers en règle, formules satisfaites), mais le grand jeu est celui de la poursuite des hors-la-loi
  « C’est une idée étrange, peu naturelle, si l’on ose dire, que celle des « lois de la nature » qui caractérise la science occidentale, à la différence par exemple, comme Needham l’a bien montré, de la tradition scientifique chinoise. L’origine de cette idée est fondamentalement théologique, et traduit l’influence du contexte culturel judéo-chrétien dans lequel se développe la science occidentale. Le Dieu législateur, qui tend à Moïse les tables de la Loi morale, ce Dieu dont le christianisme hérite du judaïsme, est aussi le créateur du monde et donc l’auteur des lois qui le régissent. Des lois de Dieu aux lois de la nature, le glissement se fera tout naturellement aux débuts de la science moderne, les deux se confondant d’ailleurs dans la conception de Spinoza – « Deus, sive Natura. » Si le terme de loi n’est guère employé par Galilée, il se trouve chez Kepler et prend toute sa force chez Descartes, qui explique, dans une lettre à Mersenne (1630), que Dieu impose librement ses lois à la Nature et les imprime dans nos âmes « ainsi qu’un roi imprimerait ses lois dans le cœur de tous ses sujets, s’il en avait le pouvoir. » Ainsi, d’ailleurs, le modèle idéologique de la loi scientifique passe de la loi théologique à la loi politique. juste retour des choses, au xviiie siècle, c’est la loi scientifique qui fondera la conception proprement juridique de la loi, comme on le voit chez Montesquieu, qui écrit dans De l’esprit des lois : « Les lois sont les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses. »
Aussi ne faut-il pas s’étonner que la formulation de lois ait constitué, du xviie au xixe siècle, la forme canonique d’énonciation des découvertes scientifiques, en tout cas en physique. Longtemps les lois porteront le nom de leurs premiers énonciateurs – lois de Kepler, de Snell, Descartes, de Newton, de Boyle-Mariotte, de Lambert, de Coulomb, etc. Par-delà la personnalisation du travail scientifique, on peut voir  dans cette individualisation une conception démiurgique de la science, où le découvreur s’identifie au créateur, ou tout au moins à son intercesseur : si la loi de Dieu s’appelle aussi loi  de Moïse, la loi de la Nature peut bien s’appeler loi de Newton. La laïcisation de l’idéologie dominante comme la démocratisation du pouvoir politique affaibliront l’importance de la notion de loi dans la pratique scientifique. La dénomination des lois, au cours du xixe siècle, se fera d’abord plus abstraite : on parlera de la loi des grands nombres, des lois de la thermodynamique, de l’électromagnétisme, de l’évolution même. La terminologie tombera en désuétude au cours du xxe siècle, où les physiciens parleront plus volontiers de principes (principes d’invariance, principe de Pauli), ou simplement de formules (de Planck, de Lorentz, etc.). Cependant, malgré son occultation apparente dans le langage, la métaphore légale reste active au cœur de l’entreprise scientifique. Passée du registre juridique au registre policier, elle sous-tend la quête même de la vérité. Car il n’est pas de lois sans violations. Un beau roman de Serge Bramly, Le Piège à lumière, explore ce thème. La narration est centrée sur un cabinet de curiosités, où un complexe dispositif optique met la lumière sous surveillance. Or, pas plus que quiconque, la lumière, si elle est censée ne pas ignorer la loi, ne saurait y obéir toujours. Aussi le protagoniste du livre lui tend-il un « piège » et se met à l’affût : « Exploitons sa suffisance, dit-il ; (…) nous la prendrons bien un jour au dépourvu – il suffit d’une faute ! –, elle trébuchera, (…) elle faillira. » Il y a dans cette trame romanesque une remarquable intuition de l’homologie entre recherche scientifique et enquête policière. Car le chercheur, comme le détective, s’intéresse plus aux infractions qu’au respect des lois. La routine, policière comme scientifique, est celle de la vérification : papiers en règle, formules satisfaites. Mais le grand jeu est celui de la poursuite des hors-la-loi. Contrairement à ce qu’une conception frileuse de la science laisse trop souvent croire, il n’est pas de plus grande excitation pour le chercheur que de découvrir une exception aux lois admises, une limite de validité des théories acceptées. Le jour où la théorie de la relativité montrera une faille ne sera pas temps de deuil mais de gloire pour le « scientiflic » dont le piège à lumière se sera refermé sur un photon délinquant. La fiction de Bramly met en lumière cette traque de l’illégalité qui sous-tend la recherche scientifique. En soulignant la contingence des lois de la nature, comme celle des lois de la société, elle nous aide aussi à comprendre la violence que celles-là comme celles-ci exercent. Le mouvement de rébellion que peuvent inspirer les contraintes des lois naturelles mérite d’être mieux pris en compte par les producteurs et les médiateurs de la science dans leurs relations avec les profanes, et devrait les amener à s’interroger sur la signification profonde de la forme juridique, normative et légiférante, que revêt encore trop souvent la connaissance scientifique. »
       
     
       
     
       
     
       
 
   
       
       

 

   
W. Blake (1757-1827), The Marriage of heaven and hell : Proverbs of hell (etched about 1790-1793) ; – trad. Le Mariage du ciel et de l’enfer : proverbes de l’enfer (1790-1793).
   
J.-M. Lévy-Leblond, « Loi », in Dictionnaire culturel des sciences, sous la direction de N. Witkowski, Seuil-Regard, 2001, p. 262.
   

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