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« Le GIP a été, je crois, un terrain d’expérimentation
jusqu’à Surveiller et punir.
Ce à quoi [Foucault]
a été immédiatement sensible, c’est la différence énorme entre le statut
théorique et juridique de la prison, la prison comme privation de liberté,
et la | pratique de la prison, qui est tout à fait autre chose, puisqu’on
ne se contente pas de priver quelqu’un de liberté, ce qui est déjà très
grand, mais s’y ajoute tout le système des humiliations, tout le système
par lequel on casse les gens et qui ne fait pas partie de la privation
de liberté. On a découvert, ce que tout le monde savait, qu’il y avait
une justice sans aucun contrôle qui s’était faite dans la prison, puisqu’il
y avait une prison dans la prison, une prison derrière la prison, qu’on
appelait le mitard. Il n’y avait pas encore les QHS [Quartier
Haute Sécurité, destiné à isoler le prisonnier dans une cellule aux
conditions particulièrement pénibles]. Le prisonnier pouvait
être condamné à des peines sans aucune possibilité de se défendre. On
apprenait beaucoup de choses. Le GIP travaillait du côté des familles
de détenus, des anciens détenus. Comme tout ce qui est beau, il y avait
des moments de grand rire, par exemple, les premiers contacts qu’on
a pris avec les anciens prisonniers où chacun voulait être plus prisonnier
que les autres. L’autre avait toujours connu plus dur.
[…] Foucault avait une intuition politique qui a été pour moi quelque
chose de très important. J’appelle une intuition politique, avoir le
sentiment que quelque chose va se passer et que ça va passer par là, pas ailleurs. C’est très rare une
intuition politique. Foucault a senti qu’il y avait des petits mouvements,
des petits troubles dans les prisons. Il ne cherchait pas à en profiter,
ni à les précipiter. Il a vu
quelque chose. Pour lui, la pensée n’a pas cessé d’être un processus
d’expérimentation, allant jusqu’à la mort. D’une certaine manière, il
était un peu voyant. Ce qu’il voyait lui était proprement
intolérable. C’était un voyant extraordinaire, la manière dont il voyait
les gens, dont il voyait tout, dans le comique ou dans l’affreux. Il
avait une puissance de voir qui était en rapport avec sa puissance d’écrire.
Quand on voit quelque chose et qu’on le voit très profondément, ce qu’on
voit est intolérable. Ce n’était un mot à lui, pas dans la conversation,
mais dans sa réflexion. Finalement, penser pour lui, c’était réagir
à de l’intolérable, l’intolérable qu’on a vécu. Ce n’était jamais quelque
chose de visible. Ça faisait partie du génie de Foucault. Ça complète
l’autre | aspect. La pensée comme expérimentation, mais aussi la pensée
comme vision, comme saisie d’un intolérable.
H. P. – Quelque chose d’éthique ?
G. D. – Je pense que ça lui servait d’éthique. Cet intolérable
n’était pas de l’éthique. Son éthique à lui, c’était de voir ou de saisir
quelque chose comme intolérable. Ce n’était pas au nom de la morale.
C’était sa façon de penser. Si la pensée n’allait pas jusqu’à l’intolérable,
ce n’était pas la peine de le penser. Penser, c’était toujours penser
à la limite de quelque chose.
H. P. – Les gens disent que c’est
intolérable parce que c’est injuste.
G. D. – Foucault ne disait pas cela. Si c’était intolérable, ce n’est
pas parce que c’était injuste, mais parce que personne ne le voyait,
c’était imperceptible. Tout le monde le savait pourtant. Ce n’était
pas un secret. Cette prison dans la prison, tout le monde savait, mais
personne ne la voyait. Lui, il la voyait.
Il vivait comme ça. Ce qui ne l’empêchait pas de tourner l’intolérable
en grand humour. Encore une fois, on a beaucoup ri. Ce n’était pas l’indignation.
On ne s’indignait pas. C’était deux choses : voir quelque chose
de non visible et penser quelque chose qui soit presque à la limite. »
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