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Dernière édition MMV - Équinoxe du printemps  
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  « Prison » et « normalisation », quelle est la rime, quelle est la raison ?
La rime est pauvre, le rapport de ces deux termes ne nous saute pas aux yeux, sinon qu’il y a des prisons (si, si, ça existe – encore !) et que c’est bien normal, comme le souffle un certain bon sens. Mieux que ce présumé bon sens : un processus de normalisation est aussi à l’œuvre dans l’appareil « prison ». Ouvrons les yeux pour voir…
       
Entre 1759, date d’apparition du mot normal, et 1834, date d’apparition du mot normalisé, une classe normative (la bourgeoisie) a conquis le pouvoir d’identifier la fonction des normes sociales avec l’usage qu’elle-même faisait de celles dont elle déterminait le contenu...
 

« Sous le rapport de la normalisation, il n’y a pas de différence entre la naissance de la grammaire en France au xviie siècle et l’institution du système métrique à la fin du xviiie siècle. Richelieu, les Conventionnels et Napoléon Bonaparte sont les instruments successifs d’une même exigence collective. On commence par les normes grammaticales, pour finir par les normes morphologiques des hommes et des chevaux aux fins de défense nationale, en passant par les normes industrielles et hygiéniques.
La définition de normes industrielles suppose une unité de | plan, de direction du travail, de destination du matériel construit. L’article « Affût » de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, revu par le Corps royal d’artillerie, expose admirablement les motifs de la normalisation du travail dans les arsenaux. On voit en elle le remède à la confusion des efforts, à la particularité des proportions, à la difficulté et à la lenteur des rechanges, à la dépense inutile. L’uniformisation des dessins de pièces et des tables de dimensions, l’imposition de patrons et de modèles, ont pour conséquences la précision des ouvrages séparés et la régularité des assemblages. L’article « Affût » contient presque tous les concepts utilisés dans un traité moderne de normalisation, au terme de norme près. Nous avons ici la chose sans le mot.
La définition de normes hygiéniques suppose l’intérêt accordé, d’un point de vue politique, à la santé des populations envisagée statistiquement, à la salubrité des conditions d’existence, à l’extension uniforme des traitements préventifs et curatifs mis au point par la médecine. C’est en Autriche que Marie-Thérèse et Joseph II confèrent un statut légal aux institutions d’hygiène publique par la création d’une Commission impériale de la santé (Sanitäts-Hofdeputation, 1753) et la promulgation d’un Haupt Medizinal Ordnung, remplacé en 1770 par le Sanitäts-normativ, acte de 40 règlements relatifs à la médecine, à l’art vétérinaire, à la pharmacie, à la formation des chirurgiens, à la statistique démographique et médicale. En matière de norme et de normalisation, nous avons ici le mot avec la chose.
Dans l’un et l’autre de ces deux exemples, la norme est ce qui fixe le normal à partir d’une décision normative. Comme on va le voir une telle décision, relative à telle ou telle norme, ne s’entend que dans le contexte d’autres normes. À un moment donné, l’expérience de la normalisation ne se divise pas, en projet du moins. M. Pierre Guiraud l’a bien aperçu, dans le cas de la grammaire, quand il écrit : « La fondation de l’Académie française par Richelieu en 1635 s’encadre dans une politique générale de centralisation dont héritent la Révolution, l’Empire et la République… Il ne serait pas absurde de penser que la, bourgeoisie a annexé la langue dans le temps où elle accaparait les instruments de la production ». On pourrait dire autrement, en tentant de substituer un équivalent au concept marxiste de classe ascendante. Entre 1759, date d’apparition du mot normal, et 1834, date d’apparition du mot normalisé, une classe | normative a conquis le pouvoir d’identifier – bel exemple d’illusion idéologique – la fonction des normes sociales avec l’usage qu’elle-même faisait de celles dont elle déterminait le contenu. »

       
Est-ce que les pouvoirs de normalisation, les techniques de normalisation ne sont pas, à l’heure actuelle, une sorte d’instrument général que vous trouvez un peu partout dans l’institution scolaire, dans l’institution pénale, dans les ateliers, dans les usines, dans les administrations ?
  « Le problème posé est : « Est-ce que les pouvoirs ne sont pas actuellement liés à un pouvoir particulier qui est celui de normalisation ? » Je veux dire : est-ce que les pouvoirs de normalisation, les techniques de normalisation ne sont pas, à l’heure actuelle, une sorte d’instrument général que vous trouvez un peu partout dans l’institution scolaire, dans l’institution pénale, dans les ateliers, dans les usines, dans les administrations, comme une sorte d’instrument général et généralement accepté, parce que scientifique, qui va permettre de dominer et d’assujettir les individus. Autrement dit, la psychiatrie comme instrument général d’assujettissement et de normalisation des individus. Voilà un petit peu mon problème. »
       
       

 

   
G. Canguilhem (1904-1995), Le normal et le pathologique, II : Nouvelles réflexions concernant le normal et le pathologique (1963-1966), I, « Du social au vital » ; P.U.F., « Quadrige », 1988, p. 181-183.
   
M. Foucault (1926-1984), « Radioscopie de Michel Foucault », entretien avec J. Chancel, 10 mars 1975 ; Gallimard, « Quarto » : Dits et écrits, t. i, 2001, p. 1661.
   

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