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« Je refuse, dans bon nombre
de cas, d’admettre la succession, comme je refuse, dans bon nombre de
cas, d’admettre la simultanéité. L’amant qui pense : “Tandis que
j’étais si heureux, à la pensée que j’étais fidèlement aimé, elle me trompait”,
cet amant se trompe : si chaque état que nous vivons est absolu,
ce bonheur et cette trahison n’ont pas été contemporains ; la découverte
de la trahison est un nouvel état, qui ne peut nullement modifier les
états “antérieurs”, bien qu’ils puissent en modifier le souvenir. Le malheur
d’aujourd’hui n’est pas plus réel que la félicité passée. Je cherche un
exemple plus concret. Au début d’août 1824, le capitaine Isidoro Suárez,
à la tête d’un régiment de hussard du Pérou, décida de la victoire de
Junín ; au début d’août 1824, De Quincey publia une diatribe contre
les Wilhelm Meisters Lehrjahre ;
de tels événements n’ont pas été contemporains – ils ne le sont qu’aujourd’hui
– puisque les deux hommes sont morts, le premier à Montevideo, le second
à Édimbourg, sans rien connaître l’un de l’autre… Chaque instant est autonome.
Ni la vengeance ni le pardon ni les prisons ni même l’oubli ne peuvent
modifier l’invulnérable passé. L’espérance et la crainte ne me paraissent
pas moins vains, puisqu’ils ont toujours trait à des événements futurs,
c’est-à-dire à des événements qui ne nous concerneront pas, car nous sommes
le minutieux présent. Le présent, ce que| les psychologues appellent le
specious present, a,
m’apprend-on, une durée qui varie de quelques secondes à une minuscule
fraction de seconde. C’est ce que dure l’histoire de l’univers. Ou plutôt,
il n’y a pas d’histoire de l’univers, la vie d’un homme n’existe pas,
ni même une de ses nuits ; tous les instants vécus par nous existent,
mais non leur ensemble imaginaire. L’univers, la somme de tous les faits,
est un assemblage aussi chimérique que celui de tous les chevaux – était-ce
un seul, plusieurs, aucun ? – dont rêva Shakespeare entre 1592 et
1594. J’ajouterai : si le temps est un processus mental, comment
peut-il appartenir à la fois à des milliers d’hommes ou même à deux hommes
différents ? » |