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  Giovanni Battista Piranesi (1720-1778)  

  Le graveur Giovanni Battista Piranesi (1720-1778) est surtout célèbre pour ses dessins et gravures de la Rome antique. La série des « Prisons » (Invenzioni di carceri) a été publiée en 1745, puis rééditée en 1760. Les Anglais, néo-classiques et néo-gothiques, ont été les premiers à se passionner pour ces œuvres ; après Walpole et De Quincey, V. Hugo, C. Nodier, T. Gautier se sont approprié l’univers imaginaire du graveur, attachant son nom à une sorte d’angoissant caprice architectural : des gouffres sans fond, coupés d’escaliers et de ponts vertigineux dont on ne sait où ils mènent.
         
Piranèse, qui avait vingt-quatre ans environ quand il a fait le recueil des Prisons, l’a transformé toute sa vie : certaines images excessivement claires, sont devenues au contraire terriblement sombres à la fin de sa vie…
 

« – Piranèse, parmi les innombrables vues de Rome qu’il a produites, a fait une admirable série de seize images consacrées | à la villa Hadriana, qui à ce moment-là n’était pas un endroit pour touristes, était emprisonnée dans une espèce d’immense forêt – elle devait ressembler au palais de la Belle au bois dormant –, et il s’est lui-même avancé à la hache, à travers les feuillages, et les lianes, et la verdure, pour trouver ce qui restait de ces ruines, complètement envahies par le paysage. Et c’est encore ce qu’il reste de plus beau peut-être de la villa Hadriana, cette vision que Piranèse a eue de ces ruines encore tout à fait libres et sauvages. Et en particulier, il existe une image de la chapelle de Canope, la chapelle égyptienne qu’Hadrien avait consacrée à son favori mort, et qui est d’une beauté extrême, et qui est déjà empreinte de cette espèce de grande poésie visionnaire de Piranèse, avec ces branchages qui pendent, ces herbes qui couvrent en partie les ruines, et cette espèce de coupole écroulée. On a un peu l’impression d’un crâne, d’une vision à l’intérieur d’un crâne humain.

Vous avez an fond découvert Les Prisons en vous intéressant à l’œuvre de Piranèse ?
– C’est peut-être un peu plus simple que ça. L’éditeur m’a demandé une préface pour un in-folio consacré aux Prisons et je me suis dit : il n’y a que dix-huit ou dix-neuf Prisons, en tenant compte de toutes celles qu’il a éliminées par la suite, et ce ne sera peut-être pas très difficile d’écrire une préface sur ce sujet. Je me suis précipitée dans des bibliothèques, j’ai regardé les différentes éditions des Prisons, et j’ai vu que rien n’était plus complexe comme sujet, car Piranèse, qui avait vingt-quatre ans environ quand il a fait le recueil des Prisons, l’a transformé toute sa vie. Et certaines images excessivement claires, qui font penser au final de Fidelio – | on a presque l’impression de la joie d’un prisonnier qu’on va libérer –, sont devenues au contraire terriblement sombres à la fin de sa vie. Il a ajouté des instruments menaçants, il a ajouté des scènes de prisonniers torturés, soit parce que sa vue du monde était devenue de plus en plus sombre, ce qui est bien possible et bien naturel, soit que peut-être au fond la première édition des Prisons s’était très mal vendue et qu’il ait essayé de mouvementer un peu ça.

Est-ce que cette idée de prison, croyez-vous, était au départ de son inspiration, ou des raisons qu’il a eues de graver ces planches ?
– C’est excessivement complexe. Je me le suis beaucoup demandé, parce qu’enfin ce ne sont pas des prisons réalistes. La beauté des prisons de Piranèse est une beauté de visionnaire, de nouveau, cette beauté du temps et de l’espace, complètement clos, enfermés, mais en même temps d’une étendue presque infinie, puisque si l’on voulait vraiment marcher d’un bout à l’autre de ces architectures, à supposer qu’on le puisse, on mettrait quelques heures – la distance de ces corridors, de ces salles dépasse beaucoup celle que n’importe quel architecte pourrait réaliser. Il se peut qu’il ait commencé à partir de prisons d’opéra. Il était après tout l’élève du plus grand décorateur d’opéra de l’époque, Bibiena, et il se peut très bien qu’il soit parti d’une de ces scènes dans lesquelles un roi déchu ou un prince prisonnier exhale son chagrin dans un cachot – dans un cachot d’opéra, à proportions gigantesques.

Il ne s’est jamais expliqué lui-même sur les raisons de cette démesure ?
– Non, mais on a l’impression évidemment que ça va très loin – qu’il l’ait su ou non –, que c’est une espèce de sombre image de l’univers. Et toutes les hypothèses sont permises, | parce que, évidemment, il y avait une espèce d’obsession métaphysique, à travers la rêverie de Piranèse, puisqu’on a de lui cette phrase tout à fait extraordinaire : “Si Dieu m’offrait de créer un nouveau monde, j’aurais la folie de l’accepter.” C’est une belle parole d’architecte.

Et vous croyez que ses Prisons expriment une sorte d’angoisse sur ce que le monde va devenir ou pourrait devenir à ses yeux ?
– Mais, jusqu’à un certain point, il y a ce fait étrange que les poètes et les artistes ont une espèce de génie prophétique, et qu’il est très curieux de voir qu’avant la Révolution, environ trente ou quarante ans avant la Révolution, un peintre ou un dessinateur comme Piranèse évoque un monde qui deviendra reconnaissable et présent dans la vie des êtres humains qu’il a connus – par exemple son élève Hubert Robert, qui a été en prison, qui a, lui, peint la Conciergerie ou la Salpêtrière véritables ; et curieux que Piranèse ait eu, comme pas mal d’autres artistes du xviiie siècle, ce sentiment enfin de ce qui allait se produire. En tout cas, avec Goya, c’est certainement l’œuvre la plus noire que le xviiie siècle nous ait laissée. »

 
         
         
         
         
         
         
         
         
         
         
         
         
         
         
         
         
         
         
         
         
         
         
         
         

   
M. Yourcenar (1903-1987), Portrait d’une voix : vingt-trois entretiens (1952-1987), entretien avec Philippe Dasnoy pour la Radio Télévision belge francophone, 16 avril 1975 ; Gallimard, « N.R.F. », 2002, p. 161-164.
   
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