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Dernière édition MMV - Ours - Minuit  
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D.A.F de Sade (1740-1814) / Prison / Menu / Seuil ‡‡ Tour de prison
       
  Il suffit de se rappeler que Sade a passé près de trente ans de sa vie en prison (en gros de 1777 à 1789, puis de 1801 à sa mort, en 1814) pour admettre que son œuvre noire n’est pas le pur produit, mais le produit impur de tant d’années de réclusion. Des humiliations, des rages impuissantes et des frustrations qu’elle engendre, les textes de Sade sont sortis comme boulets rouges d’un canon.
       
Sade fut emprisonné par Louis XV, par Louis XVI, par la Convention et par Napoléon : enfermé pendant trente années, il mourut dans un asile de fous, plus lucide et plus pur qu’aucun homme de son temps
  « [1] Dans la vieille maison du nord de la France qu’habitent les actuels comtes de Sade, l’arbre généalogique qui est peint sur un des murs de la salle à manger n’a qu’une feuille morte, celle de Donatien-Alphonse-François de Sade, qui fut emprisonné par Louis XV, par Louis XVI, par la Convention et par Napoléon. | Enfermé pendant trente années, il mourut dans un asile de fous, plus lucide et plus pur qu’aucun homme de son temps. En 1789, celui qui a bien mérité d’être appelé par dérision « le Divin Marquis » appelait de la Bastille le peuple au secours des prisonniers ; en 1793, dévoué pourtant corps et âme à la Révolution, membre de la section des Piques, il se dressait contre la peine de mort, il réprouvait les crimes que l’on commet sans passion ; il demeure athée devant le nouveau culte, celui de l’Être Suprême que Robespierre fait célébrer ; il veut confronter son génie à celui de tout un peuple écolier de la liberté. À peine sorti de prison, il envoie au Premier Consul le premier exemplaire d’un libelle contre lui.
[2] Sade a voulu redonner à l’homme civilisé la force de ses instincts primitifs, il a voulu délivrer l’imagination amoureuse de ses propres objets. Il a cru que de là, et de là seulement, naîtrait la véritable égalité.
[3] La vertu portant son bonheur en elle-même, il s’est efforcé, au nom de tout ce qui souffre, de l’abaisser, de l’humilier, de lui imposer la loi suprême du malheur, contre toute illusion, contre tout mensonge, pour qu’elle puisse aider tous ceux qu’elle réprouve à construire un monde à la taille immense de l’homme. La morale chrétienne, avec laquelle il faut souvent, avec désespoir et honte, s’avouer qu’on n’est pas près d’en finir, est une galère. Contre elle, tous les appétits du corps imaginant s’insurgent. Combien faudra-t-il encore hurler, se démener, pleurer avant que les figures de l’amour deviennent les figures de la facilité, de la liberté ?
[4] Écoutez la tristesse de Sade : « C’est une chose très différente que d’aimer ou que de jouir ; la preuve en est qu’on aime tours les jours sans jouir, et qu’on jouit encore plus souvent sans aimer. » Et il constate : « Les jouissances isolées ont donc des charmes, elles peuvent donc en avoir plus que toutes autres ; eh ! s’il n’en était pas ainsi, comment jouiraient tant de vieillards, tant de gens ou contrefaits ou pleins de défauts ? Ils sont bien sûrs qu’on ne les aime pas, bien certains qu’il est impossible qu’on partage ce qu’ils éprouvent : en ont-ils moins de volupté ? » |
[5] Et Sade, justifiant les hommes qui portent la singularité dans les choses de l’amour, s’élève contre tous ceux qui ne le reconnaissent indispensable que pour perpétuer leur sale race : « Pédants, bourreaux, guichetiers, législateurs, racaille tonsurée, que ferez-vous quand nous en serons là ? Que deviendront vos lois, votre morale, votre religion, vos potences, votre paradis, vos Dieux, votre enfer, quand il sera démontré que tel ou tel cours de liqueurs, telle sorte de fibres, tel degré d’âcreté dans le sang ou dans les esprits animaux, suffisent à faire d’un homme l’objet de vos peines ou de vos récompenses ? »
[6] C’est son parfait pessimisme qui lui donne la plus froide raison. La poésie surréaliste, la poésie de toujours, n’a jamais obtenu rien d’autre. Ce sont des vérités sombres qui apparaissent dans l’œuvre des vrais poètes, mais ce sont des vérités, et presque tout le reste est mensonge. Et qu’on n’essaye pas de nous accuser de contradiction quand nous disons cela, qu’on ne nous oppose pas notre matérialisme révolutionnaire, qu’on ne nous oppose pas que l’homme doit, d’abord, manger. Les plus fous, les plus détachés du monde des poètes que nous aimons, ont peut-être remis la nourriture à sa place, mais cette place était plus haute que toutes, parce que symbolique, parce que totale. Tout y était résorbé. »
       
     
       
     
       
     
       
     
       
 
   
       
       

 

   
P. Éluard (1895-1952), L’évidence poétique (1937), III, 1-6 ; Gallimard, « Pléiade » : Œuvres complètes, t. i, 1968, p. 516-518.
   

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