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Dernière édition MMIV Dé 21 - Minuit  
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Tour / Prison / Menu / Seuil ‡‡ Tour de prison
       
   
       
Qui serait assez insensé pour mourir sans avoir fait au moins le tour de sa prison ?
  « Voyez, continua Zénon. Par-delà ce village, d’autres villages, par-delà cette abbaye, d’autres abbayes, par-delà cette forteresse, d’autres forteresses. Et dans chacun de ces châteaux d’idées, de ces masures d’opinions superposés aux masures de bois et aux châteaux de pierre, la vie emmure les fous et ouvre un pertuis aux sages. Par-delà les Alpes, l’Italie. Par-delà les Pyrénées, l’Espagne. D’un côté, le pays de La Mirandole, de l’autre, celui d’Avicenne. Et, plus loin encore, la mer et, par-delà la mer, sur d’autres rebords de l’immensité, l’Arabie, la Morée, l’Inde, les deux Amériques. Et, partout, les vallées où se récoltent les simples, les rochers où se cachent les métaux dont chacun symbolise un moment du Grand Œuvre, les grimoires déposés entre les dents des morts, les dieux dont chacun a sa promesse, les foules dont chaque homme se donne pour le centre de l’univers. Qui serait assez insensé pour mourir sans avoir fait au moins le tour de sa prison ? Vous le voyez, frère Henri, je suis vraiment un pèlerin. La route est longue, mais je suis jeune.
– Le monde est grand, dit Henri-Maximilien.
– Le monde est grand, dit gravement Zénon. Plaise à Celui qui Est peut-être de dilater le cœur humain à la mesure de toute la vie.
Et de nouveau, ils se turent. »
       
Pour faire le tour de la prison, voyager.
  « – Je crois que vous écrivez aussi un livre sur vos voyages.
– C’est vrai, qui doit s’appeler Le Tour de la prison, dont j’ai écrit environ un tiers, et puis les circonstances ont été telles que j’ai dû m’interrompre. Je reprendrai plus tard. Et ce titre du Tour de la prison étonne énormément de Français, […], parce qu’ils sont choqués à l’idée qu’on leur dise qu’ils sont en prison. Et je leur rappelle que Shakespeare l’a dit avant moi – Zénon aussi d’ailleurs. C’est la phrase fameuse : « Le Danemark est une prison. » Et le courtisan généralement insolent et vaguement mondain qui répond à Hamlet, lui dit avec beaucoup plus de vérité cette fois – c’est lui qui enfonce le clou  : le Danemark est une prison, mais le monde est une prison aussi. Et dans notre époque on peut même dire que c’est tout particulièrement une prison. »
       
     
       
     
       
     
       
 
   
       
       

 

   
M. Yourcenar (1903-1987), L’Œuvre au Noir, Première partie : « La Vie errante », “Le Grand Chemin”, 1968 ; Gallimard, « Pléiade » : Œuvres romanesques, 1982, p. 564.
   
M. Yourcenar (1903-1987), Portrait d’une voix : vingt-trois entretiens (1952-1987), entretien accordé à Jean-Pierre Corteggiani, août 1987 ; Gallimard, « N.R.F. », 2002, p. 404.
   

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