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Dernière édition MMIV Noûs 11 - Minuit
Avoir
    Parmi les nombreux graffiti qu'on vit fleurir en 1968 à Paris, on pouvait lire cette interrogation, inscrite sur les murs de la Sorbonne :
 
Aurions-nous encore des "problèmes" ?
 

« Quand le dernier des sociologues aura été étranglé avec les tripes du dernier bureaucrate, aurions-nous encore des "problèmes"  ?  »

 
 
   
Avoir un problème, est-ce angoissant ou élégant ?
  «  Avoir un " problème " était angoissant ; aujourd'hui, c'est élégant. Toutes les idiotes à lunettes noires ont des problèmes. La télévision usine à problèmes : " J'avais un problème : mes cheveux étaient gras ", ou encore, ce même soir : " Mon chien n'a plus de problèmes avec le vermifuge ", etc.  »
 
 
   
We know that everybody has a problem...
 

C’est la dernière page du journal de voyage de Nicolas Bouvier sur l’île d’Aran (Irlande).

 
but we would hate to hear about it… !
  « Trou dans la tempête. Il y a ce soir un vol pour Galway. J’ai fait mon sac, dit adieu à mes hôtes et pris la route de Kilronan. L’épicerie était pour la première fois ouverte. J’aime beaucoup les épiceries qui fournissent assez bien l’inventaire moral d’un lieu. Une clochette argentine et grave, aussi forte que celle des gares d’autrefois, a ponctué mon entrée sans faire apparaître personne. J’ai regardé : outre les boîtes de thé, de thon, de sardine qu’on s’attend à trouver dans ce genre de | lieux, il y avait : du tabac à chiquer en tresses ; des portraits de Jean-Paul ii dans un bois rouge vernissé, dégueulasse ; une grande coupe de porcelaine blanche remplie de pommes flétries (cinq cents la pièce) ; des œufs vert mouchetés de noir de je ne sais quel volatile marin ; des pierres à aiguiser cylindriques, bien plus pratiques que celles de chez nous, qui sont quadrangulaires ; une énorme bonbonne de whisky blanc renversée et munie d’un clapet pour servir le client à la portion ; de longs bas de laine non dégraissée teints en indigo, et de ces briquets à mèche d’amadou qui ne fonctionnent bien que par fort vent…
J’en étais là de mon examen quand j’ai entendu la joyeuse cascade d’une chasse d’eau. L’épicière est apparue : alerte, tavelée, frisottée, les yeux pers et mobiles. Elle avait une petite croix faite avec de la suie sur le front et m’a aimablement dit en guise de bonjour : « Ashes to ashes and dust to dust » (la cendre retourne à la cendre, la poussière à la poussière). Je lui ai fait remarquer que, pour le mercredi des Cendres, elle avait un jour d’avance et qu’il fallait attendre à demain. Elle a ri, craché dans sa paume et s’est débarbouillée. J’ai compris ainsi que j’étais le premier client de la journée. Il y avait au-dessus de la caisse un de ces écriteaux que je commence à aimer : | We know that everybody has a problem, but we would hate to hear about it (Nous savons que tout le monde a des problèmes, mais nous aurions horreur d’en entendre parler).
J’ai voulu lui acheter cette pancarte qu’elle n’a pas voulu me vendre, m’assurant que je trouverais – mensonge irlandais – la même à Galway. Ce n’était pas vraiment un problème. Le seul qu’elle me laissait après ces quelques jours fiévreux était celui qu’elle avait évoqué trop tôt dans son étourderie : Ashes to ashes and dust to dust. Quelque chose clochait dans cette maxime funèbre : avec un vent pareil, rien ne retourne à rien. Un mensonge de plus ? Bien probable. »
 
 
   
 
 
   

 

   
 
P. Morand (1888-1976), Journal inutile, 26 mai 1975 ; Gallimard, « Les cahiers de la N.R.F. », t. II, 2001, p. 534.
   
N. Bouvier (1929-1998), Journal d’Aran et d’autres lieux : feuilles de route (1990), « Journal d’Aran », “Kilronan, mardi après-midi” ; Payot, « Petite bibliothèque / Voyageurs », no 155, 1993, p. 88-90.

 

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