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  Concept  

         
         
Ce qui soulève le problème du concept, renouvelé des Grecs.
  « Les concepts sublunaires sont perpétuellement faux parce qu’ils sont flous, et ils sont flous parce que leur objet lui-même bouge sans cesse ; nous prêtons à la bourgeoisie sous Louis XVI et à la famille romaine des caractères que le concept a retenus de la famille chrétienne et de la bourgeoisie louis-philippienne ; il se trouve que, de Rome au Christ et de Louis XVI à Louis-Philippe, famille et bourgeoisie ne sont plus les mêmes. Non seulement elles ont changé, mais elles ne comportent pas d’invariant qui serait le support de leur identité à travers les changements ; par-delà toutes les conceptions de la religion et toutes les religions historiques, il n’existe pas de noyau définissable qui serait l’essence de la religion ; la religiosité elle-même varie comme le reste. Qu’on imagine un monde qui serait partagé entre des nations dont les frontières changeraient sans cesse et dont la | capitale ne serait jamais la même ; des cartes géographiques qu’on dresserait périodiquement enregistreraient ces États successifs, mais il est clair que, d’une carte à l’autre, l’identité d’une « même » nation ne pourrait se décider que d’une manière physionomique ou conventionnelle.
« En vérité, Protarque, dit le Philèbe, l’identification de l’Un et du Multiple rôde, opérée par le langage, autour de tout ce que nous disons ; c’est une chose qui n’a pas commencé d’aujourd’hui et qui ne prendra jamais fin. » Le divorce entre l’un et le multiple, entre l’être et le devenir, fait qu’en histoire deux démarches sont également légitimes et seront toujours rivales ; ce sont celles qu’il est depuis peu à la mode d’appeler, en recourant à des anglicismes, la méthode régressive (« la formation de l’unité française ») et la méthode récurrente (« permanence de l’âme alsacienne à travers mille ans de vicissitudes politiques »). Dans la première démarche, on prend comme repère les frontières de la « nation » à un moment donné : on peut alors étudier la formation ou le démantèlement de ce territoire conceptuel ; dans la seconde, on prend pour repère une des « provinces », qui sera supposée garder sa personnalité à travers les bouleversements de la carte conceptuelle. Par exemple, en histoire littéraire, la première démarche sera d’étudier l’évolution d’un genre : « la » satire à travers les âges, ses origines, ses métamorphoses. La seconde démarche sera de prendre pour repère le « réalisme » ou la « raillerie » ; on commencera par sourire de la téléologie naïve de la démarche précédente ; de l’assimilation entre l’évolution d’un genre et celle d’une espèce vivante ; on tonnera contre son fixisme : « Qui ignore encore que le genre satirique n’est qu’une fausse continuité, que ce genre peut être vidé de son esprit et servir à d’autres fonctions, pendant que l’esprit satirique se réincarnera dans un autre genre, comme le roman, qui sera alors le descendant authentique de la satire ? » C’est de bonne guerre. Au fixisme du genre satirique, on substitue ainsi le fixisme du réalisme ou de la raillerie ; à la téléologie de la démarche régressive, on substitue le fonctionnalisme de la démarche récurrente : à travers mille avatars on retrouve, caché dans les genres les plus inattendus, le goût pour le réalisme ; il arrivera bien qu’à certaines époques ce goût ne trouvera pas de genre où s’épancher, mais alors cette carence entraînera des faits de supplétisme ou des phénomènes de pathologie culturelle qui | seront un hommage rendu à la permanence secrète d’une fonction du réalisme.
La première démarche prend donc pour repère un découpage donné, la seconde prend pour repère un élément qui est supposé se retrouver à travers plusieurs découpages ; toutes deux se valent et le choix entre elles n’est qu’une question d’opportunité : à une époque qui a rendu trop familière la démarche « régressive » succédera une autre époque pour laquelle la démarche « récurrente » aura plus de saveur. Derrière les deux démarches, on retrouve la même aporie indépassable : selon l’enseignement de Platon, on ne peut avoir de connaissance du devenir comme pur devenir ; on ne peut penser le devenir qu’à partir de repères pris dans l’être. D’où les malheurs de l’historien : la connaissance historique est connaissance du concret, qui est devenir et interaction, mais elle a besoin de concepts ; or l’être et l’identité n’existent que par abstraction. Considérons par exemple l’histoire de la folie à travers les âges. Les ethnographes ont commencé par s’apercevoir que, d’un peuple à l’autre, les états psychiques qu’on traite de folie, ou plutôt la manière de les traiter, variaient : la même psychose, selon les peuples, était démence, innocence villageoise ou délire sacré ; ils ont découvert aussi qu’il y avait interaction et que la manière de traiter une folie en modifiait la fréquence et les symptômes ; ils ont reconnu enfin que « la » folie en question n’existait guère et que c’était par convention qu’on établissait une continuité d’identité entre ses formes historiques ; par-delà ces formes, il n’existe pas de psychose « à l’état sauvage » ; et pour cause : rien n’existe à l’état sauvage, sauf les abstractions ; rien n’existe identiquement et isolément. Mais le fait que le noyau de la psychose n’existe pas identiquement ne veut pas dire qu’il n’existe pas ; on ne peut éluder la question de l’objectivité des psychoses. Le cas de la folie, loin d’être privilégié, est le pain quotidien de l’historien ; tous les êtres historiques sans exception, psychoses, classes, nations, religions, hommes et animaux, changent dans un monde qui change, et chaque être peut faire changer les autres et réciproquement, car le concret est devenir | et interaction. Ce qui soulève le problème du concept, renouvelé des Grecs.
Aucune religion ne ressemblant à une autre, prononcer le mot de religion suffit pour qu’on risque d’évoquer des associations d’idées trompeuses. Une habitude qui est chère aux historiens de l’Antiquité montre combien ils sont conscients de ce danger : celle de n’employer que des termes d’époque ; ils ne diront pas que Lucrèce détestait la religion et que Cicéron aimait la liberté et la libéralité, mais que le premier détestait la religio et que le second aimait la libertas et la liberalitas. Ce n’est pas que le contenu de ces concepts latins soit d’emblée plus explicite que celui de leurs correspondants modernes : car enfin, chez les Latins, les concepts sublunaires n’étaient pas moins sublunaires que chez nous ; c’est plutôt que l’historien compte sur les associations d’idées, garanties d’époque, que les mots latins susciteront chez des confrères latinistes et qui lui épargneront de tomber dans l’anachronisme, sans devoir pour autant expliciter le sens de ces concepts.
Le concept est une pierre d’achoppement de la connaissance historique parce que cette connaissance est descriptive ; l’histoire n’a pas besoin de principes explicatifs, mais de mots pour dire comment étaient les choses. Or les choses changent plus vite que les mots ; l’historien est perpétuellement dans la situation où sont les dessinateurs des monuments historiques, qui doivent sauter sans cesse d’un style à l’autre, oublier ce qu’ils ont appris aux Beaux-Arts et se faire un coup de crayon égyptien devant un bas-relief thébain, un coup de crayon maya quand ils sont devant une stèle de Palenque. La vraie solution serait une historisation complète de tous les concepts et de toutes les catégories ; ce qui exige que l’historien contrôle le moindre substantif qui vient sous sa plume, qu’il prenne conscience de toutes les catégories dont il use sans y penser. Vaste programme. On comprend de quel œil il faut regarder un livre d’histoire : il faut y voir le terrain d’un combat entre une vérité toujours changeante et des concepts toujours anachroniques ; concepts et catégories doivent être remodelés sans cesse, n’avoir aucune forme préfixe, se modeler sur la réalité de leur objet dans chaque civilisation. »
 
         
 
 
     
         
         
         
         
         
         
         
         
         
         
         
         
         
         
         
         
         
         

   
P. Veyne (1930), Comment on écrit l’histoire (1971), IIe partie : « La compréhension », chap. vii : « Théorie, types et concepts », “Le devenir et les concepts ” ; Seuil, « Points – Histoire », H226, “Texte intégral”, p. 187-190.
   
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