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Dernière édition MMIV Noûs 11 - Minuit  
Conclure  
  En affaire, comme en amour, il faut savoir conclure, à la rigueur, – mais sans hâte, ni précipitation. (L’une et l’autre vous perdront.)
On cherche la solution d’un problème, pour la trouver ou l’inventer : voilà le marché conclu.
L’idéal serait d’apporter une solution concluante à chaque problème, comme on conclut la paix, un raisonnement ou un modus vivendi. On aurait vraiment beau jeu de conclure, mais le peut-on ? N’est-ce pas un point de vue étroitement épicier ?
       
Que conclure de ce qui précède ? Attention ! Ne pas céder à la tentation des généralisations prématurées ! Ne pas sortir du sujet. Mais, encore une fois, que conclure ?
 
 

« Que conclure de ce qui précède ? Attention ! Ne pas céder à la tentation des généralisations prématurées ! Ne pas sortir du sujet. Rester dans l’observé. Multiplier les expériences, même au sein de sa propre famille ! Regarder du coin de l’œil ma femme, mon fils à table. Provoquer les réactions, feindre la colère, l’ennui, le soupçon sarcastique, la confiance béate…
Mais, encore une fois, que conclure ? Serait-ce que l’homme subit en permanence la tentation d’abolir en lui le langage ? de revenir en arrière, du langage au grognement, du signe à l’infra-signe, comme le subconscient freudien tend à retrouver le nirvanah du sein maternel ? Le devoir social serait le mot, mais l’instinct serait le geste et, en deçà du geste – quoi ? L’immobilité ?… Écartons, encore une fois, toute hypothèse hâtive. Restons dans la vérité des faits !… Creuser d’abord ; ne pas oublier les multiples sens du mouvement labial, les nuances du remuement des épaules, l’abaissement d’un des sourcils (scepticisme), la friction des mains l’une contre l’autre (satisfaction ou malice), le dégagement du cou comme si le faux col était trop serré (courte méditation préparatoire, précédant une déclaration importante). Qui sait, peut-être aboutir à un « Lexique de l’infra-langage » qui serait le couronnement de ma carrière ? »

       
L’ineptie consiste à vouloir conclure. Quel est l’esprit un peu fort qui ait conclu, à commencer par Homère ?
 

« J’ai lu à Jérusalem un livre socialiste (Essai de philosophie positive, par Aug[uste] Comte). Il m’a été prêté par un catholique enragé, qui a voulu à toute force me le faire lire afin que je visse combien… etc. J’en ai feuilleté quelques pages : c’est assommant de bêtise. Je ne m’étais du reste pas trompé. Il y a là dedans des mines de comique immenses, des Californies de grotesque. Il y a peut-être autre chose aussi. Ça se peut. Une des premières études auxquelles je me livrerai à mon retour sera certainement celle de toutes « ces déplorables utopies qui agitent notre société et menacent de la couvrir de ruines ». Pourquoi ne pas s’arranger de l’objectif qui nous est soumis ? Il en vaut un autre. À prendre les choses impartialement, il y en a eu peu de plus fertiles. L’ineptie consiste à vouloir conclure. Nous nous disons : mais notre base n’est pas fixe ; qui aura raison des deux ? Je vois un passé en ruines et un avenir en germe ; l’un est trop vieux, l’autre est trop jeune, tout est brouillé. Mais c’est ne pas comprendre le crépuscule, c’est ne vouloir que midi ou minuit. Que nous importe la mine qu’aura demain ? Nous voyons celle que porte Aujourd’hui. Elle grimace bougrement et par là rentre mieux dans le Romantisme. |
Où le bourgeois a-t-il été plus gigantesque que maintenant ? Qu’est-ce que celui de Molière à côté ? M. Jourdain ne va pas au talon du premier négociant que tu vas rencontrer dans la rue. Et la balle envieuse du prolétaire ? et le jeune homme qui se pousse ? et le magistrat ! et tout ce qui fermente dans la cervelle des sots, et tout ce qui bouillonne dans le cœur des gredins !
Oui, la bêtise consiste à vouloir conclure. Nous sommes un fil et nous voulons savoir la trame. Cela revient à ces éternelles discussions sur la décadence de l’art. Maintenant on passe son temps à se dire : nous sommes complètement finis, nous voilà arrivés au dernier terme, etc., etc. Quel est l’esprit un peu fort qui ait conclu, à commencer par Homère ? Contentons-nous du tableau ; c’est aussi bon. »

       
Aucun grand génie n’a conclu et aucun grand livre ne conclut, parce que l’humanité elle-même est toujours en marche et qu’elle ne conclut pas : Homère ne conclut pas, ni Shakespeare, ni Gœthe, ni la Bible elle-même...
 

« Les gens légers, bornés, les esprits présomptueux et enthousiastes veulent en toute chose une conclusion ; ils cherchent le but de la vie et la dimension de l’infini. Ils prennent dans leur pauvre petite main une poignée de sable et ils disent à l’Océan : Je vais compter les grains de tes rivages. Mais comme les grains leur coulent entre les doigts, et que le calcul est long, ils trépignent et ils pleurent. Savez-vous ce qu’il faut faire sur la grève ? Il faut s’agenouiller ou se promener. Promenez-vous.
Aucun grand génie n’a conclu et aucun grand livre ne conclut, parce que l’humanité elle-même est toujours en marche et qu’elle ne conclut pas. Homère ne conclut pas, ni Shakespeare, ni Gœthe, ni la Bible elle-même. Aussi ce mot fort à la mode, le " Problème social ", me révolte profondément. Le jour où il sera trouvé, ce sera le dernier de la planète. La vie est un éternel problème, et l’histoire aussi, et tout. Il s’ajoute sans cesse des chiffres à l’addition. D’une roue qui tourne, comment pouvez-vous compter les rayons ? Le XIXe siècle, dans son orgueil d’affranchi, s’imagine avoir découvert le soleil. On dit par exemple que la Réforme a été la préparation de la Révolution française. Cela serait vrai si tout devait en rester là, mais cette Révolution est elle-même la préparation d’un autre état. Et ainsi de suite, ainsi de suite. Nos idées les plus avancées sembleront bien ridicules et bien arriérées quand on les regardera par-dessus l’épaule. Je parie que dans cinquante ans seulement, les mots : " Problème social ", " moralisation des masses ", " progrès et démocratie " seront passés à l’état de " rengaine " et apparaîtront aussi grotesques que ceux de : " Sensibilité ", " nature ", " préjugés " et " doux liens du cœur " si fort à la mode vers la fin du XVIIIe siècle. »

 

J. Tardieu (1903-1995), Un mot pour un autre (1951), « Le Professeur Frœppel », i : « Dernières notes du journal intime », 30 avril… ; Gallimard, « Quarto » : Œuvres, 2003, p. 374.
 
G. Flaubert (1821-1880), Lettre, à Louis Bouilhet, Damas, 4 septembre 1850 ; Gallimard, « Pléiade » : Correspondance, t. i, 1973, p. 679-680.
 
G. Flaubert (1821-1880), Lettre, à Melle Leroyer de Chantepie, Croisset, 18 mai 1857 ; Gallimard, « Pléiade » : Correspondance, t. II, 1980, p. 718.
 
 
 

 

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