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  Problématique  

         
         
  Le mot « problématique » sent son grec à plein nez. (On rencontre notamment cet adjectif dans les textes d’Aristote, mais déjà, le mot « problème » a une saveur attique.) Les cuistres en font des gorges chaudes. Il n’y a vraiment pas de quoi.
         
Définition de problématique : trois sens.
 

« 1o) Qui a le caractère du problème.
Jugement problématique, se dit, dans le kantisme, des jugements dans lesquels le rapport de l’attribut au sujet n’est conçu que comme simplement possible. On l’oppose à jugement assertorique ou apodictique.
2o) Dont on peut douter. Nouvelle problématique.
3o) Équivoque. Conduite problématique. »

 
         
D'après Kant, l’adjectif problématique qualifie un jugement qui n’est ni réel ni nécessaire.
  « Comme adjectif, qualifie ce qui n’est ni réel (ou, s’agissant d’un jugement, assertorique) ni nécessaire (ou apodictique). « Les jugements sont problématiques, écrit Kant, lorsqu’on admet l’affirmation ou la négation comme simplement possibles (il y a choix), assertoriques quand on les y considère comme réelles (vraies), apodictiques quand on les y regarde comme nécessaires » (C. R. Pure, Analytique des concepts, I, 2, § 9). »  
         
La problématique, au sens scolaire (rhétorique et philosophie).
  « Comme substantif, le mot désigne l’élaboration d’un problème. Construire une problématique, c’est expliquer comment un problème se pose, ou comment on a décidé de le poser, afin d’avoir une chance, peut-être, de le résoudre. Dans une dissertation philosophique, la problématique doit idéalement apparaître dès la fin de l’introduction ; elle prend communément la forme d’un système ordonné de questions. »  
         
Une opinion problématique en Sorbonne.
On apprend avec Blaise Pascal qu’une question est problématique – e.g. la grâce est-elle donnée à tous ? – lorsque sa réponse n’est pas évidente, et que le pour et le contre ont chacun leur probabilité.  
     

« Il s’agit d’examiner ce que M. Arnauld a dit dans la même lettre : Que la grâce, sans laquelle on ne peut rien, a manqué à saint Pierre dans sa chute. Sur quoi nous pensions, vous et moi, qu’il était question d’examiner les plus grands principes de la grâce, comme si elle n’est pas donnée à tous les hommes, ou bien si elle est efficace ; mais nous étions bien trompés. Je suis devenu grand théologien en peu de temps, et vous en allez voir des marques.
Pour savoir la chose au vrai, je vis M. N***., docteur de Navarre, qui demeure près de chez moi, qui est, comme vous le savez, des plus zélés contre les Jansénistes ; et comme ma curiosité me rendait presque aussi ardent que lui, je lui demandai d’abord s’ils ne décideraient pas formellement que la grâce est donnée à tous, afin qu’on n’agitât plus ce doute. Mais il me rebuta rudement, et me dit que ce n’était pas là le point ; qu’il y en avait de ceux de son côté qui tenaient que la grâce n’est pas donnée à tous ; que les examinateurs mêmes avaient dit en pleine Sorbonne que cette opinion est problématique, et qu’il était lui-même dans ce sentiment, ce qu’il me confirma par ce passage, qu’il dit être célèbre, de saint Augustin : Nous savons que la grâce n’est pas donnée à tous les hommes.
Je lui fis excuse d’avoir mal pris son sentiment, et le priai de me dire s’ils ne condamneraient donc pas au moins cette autre opinion des Jansénistes qui fait tant de bruit, que la grâce est efficace, et qu’elle détermine notre volonté à faire le bien. Mais je ne fus pas plus heureux en cette seconde question. Vous n’y entendez rien, me dit-il. Ce n’est pas là une hérésie ; c’est une opinion orthodoxe : tous les Thomistes la tiennent, et moi-même je l’ai soutenue dans ma Sorbonique.
Je n’osai plus lui proposer mes doutes ; et même, je ne savais plus où était la difficulté, quand, pour m’en éclaircir, je le suppliai de me dire en quoi consistait donc l’hérésie de la proposition de M. Arnauld. C’est, me dit-il, en ce qu’il ne reconnaît pas que les justes aient le pouvoir d’accomplir les commandements de Dieu en la manière que nous l’entendons. »

 
         
Le charme de tout ce qui est problématique.
  « On devine que je ne voudrais pas prendre congé avec ingratitude de cette époque de malaise profond, dont l’avantage persiste pour moi aujourd’hui encore, – tout comme j’ai très bien conscience des avantages que me procure, en général, ma santé chancelante, sur tous les gens à l’esprit trapu. Un philosophe qui a traversé plusieurs états de santé, et qui parcourt encore ce chemin, a aussi traversé tout autant de philosophies : car il ne peut faire autrement que de transposer chaque fois son état dans la forme lointaine la plus spirituelle, – cet art de la transfiguration, c’est précisément la philosophie. Nous ne sommes pas libres, nous autres philosophes, de séparer le corps de l’âme, comme fait le peuple, et nous sommes moins libres encore de séparer l’âme de l’esprit. Nous ne sommes pas des grenouilles pensantes ; nous ne sommes pas des appareils objectifs et enregistreurs avec des entrailles en réfrigération, – il faut sans cesse que nous enfantions nos pensées dans la douleur et que, maternellement, nous leur donnions ce que nous avons en nous. de sang, de cœur, d’ardeur, de joie, de passion, de tourment, de conscience, de destin, de fatalité. La vie consiste, pour nous, à transformer sans cesse tout ce que nous sommes, en clarté et en flamme, et aussi tout ce qui nous touche. Nous ne pouvons faire autrement. Et pour ce qui en est de la maladie, ne serions-nous pas tentés de demander si, d’une façon générale, nous pouvons nous en passer ? La grande douleur seule est l’ultime libératrice de l’esprit, c’est elle qui enseigne le grand soupçon, qui fait de chaque U un X, un X vrai et véritable, c’est-à-dire l’avant-dernière lettre avant la dernière… Seule la grande douleur, cette longue et lente douleur qui prend son temps, où nous nous consumons en quelque sorte comme brûlés au bois vert, nous contraint, nous autres philosophes, à descendre dans nos dernières profondeurs et à nous dépouiller de toute confiance, de toute bienveillance, de toute demi-teinte, de toute douceur, de tout moyen terme, où nous avions | peut-être mis précédemment notre humanité. Je doute fort qu’une pareille douleur rende « meilleur » ; – mais je sais qu’elle nous rend plus profonds. Soit donc que nous apprenions à lui opposer notre fierté, notre moquerie, notre force de volonté et que nous fassions comme le Peau-Rouge qui, quoique horriblement torturé, s’indemnise de son bourreau par la méchanceté de sa langue, soit que nous. nous retirions, devant la douleur, dans le néant oriental – on l’appelle nirvana – dans la résignation muette, rigide et sourde, dans l’oubli et l’effacement de soi : toujours on revient comme un autre homme de ces dangereux exercices, dans la domination de soi, avec quelques points d’interrogation en plus, avant tout avec la volonté d’interroger dorénavant plus qu’il n’a été interrogé jusqu’à présent, avec plus de profondeur, de sévérité, de dureté, de méchanceté et de silence. C’en est fait de la confiance en la vie : la vie elle-même est devenue un problème. – Mais que l’on ne s’imagine pas que tout ceci vous a nécessairement rendu misanthrope ! L’amour de la vie est même possible encore, – si ce n’est que l’on aime autrement. Notre amour est comme l’amour pour une femme sur qui nous avons des soupçons… Cependant le charme de tout ce qui est problématique, la joie causée par l’X sont trop grands, chez ces hommes plus spiritualisés et plus intellectuels, pour que ce plaisir ne passe pas toujours de nouveau comme une flamme claire sur toutes les misères de ce qui est problématique, sur tous les dangers de l’incertitude, même sur la jalousie de l’amoureux. Nous connaissons un bonheur nouveau… »  
         
Depuis cent ans, les écrivains sont toujours plus conscients de ce qu’il y a de singulier et même de problématique dans leur entreprise
  « La théorie du langage s’appuie le plus souvent sur ses formes dites exactes, c’est-à-dire sur des énoncés qui concernent des pensées déjà mûres chez celui qui parle, au moins imminentes chez celui qui écoute, et il résulte de là qu’elle perd de vue la valeur heuristique du langage, sa fonction conquérante, qui est au contraire manifeste chez l’écrivain au travail. Peut-être devrait-on considérer le langage constitué comme une forme secondaire, dérivée de l’opération initiale qui installe une signification neuve dans une machine de langage construite avec des signes anciens, et donc ne peut que l’indiquer, entraîner vers elle le lecteur et l’auteur lui-même.
La littérature, de son côté, va au-devant de l’intérêt que la philosophie du langage lui porte. Depuis cent ans, les écrivains sont toujours plus conscients de ce qu’il y | a de singulier et même de problématique dans leur entreprise. Écrire n’est plus seulement (si jamais ce fut) énoncer ce qu’on a conçu. C’est travailler avec un appareil qui donne tantôt plus et tantôt moins que ce qu’on y a mis, et ceci n’est que la conséquence d’une série de paradoxes qui font du métier d’écrivain une tâche épuisante et interminable. Le paradoxe du vrai et de l’imaginaire, plus vrai que le vrai – celui des intentions et de l’accomplissement, souvent inattendu et toujours autre –, celui de la parole et du silence, l’expression pouvant être manquée pour avoir été trop délibérée, et au contraire réussie dans la mesure même où elle est restée indirecte –, celui du subjectif et de l’objectif, ce que l’écrivain a de plus secret, et qui est en lui-même à peine articulé, s’imposant quelquefois de manière fulgurante à un public, que son œuvre se crée, et ce qu’il a de plus conscient demeurant au contraire lettre morte –, enfin le paradoxe de l’auteur et de l’homme, ce que l’homme a vécu faisant évidemment la substance de son œuvre, mais ayant besoin, pour devenir vrai, d’une préparation qui précisément retranche l’écrivain du nombre des vivants, toutes ces surprises, tous ces pièges font que la littérature s’apparaît à elle-même | comme un problème, que l’écrivain se demande : « Qu’est-ce que la littérature ? » et qu’il y a lieu de l’interroger non seulement sur sa pratique, mais encore sur sa théorie du langage. C’est ce genre de questions que l’on a essayé de poser à l’œuvre de Valéry et à celle de Stendhal. »
 
         
Il faut savoir quelles questions se poser, savoir aussi quelles problématiques sont dépassées
  « Quand l’histoire aura fini de s’arracher à l’optique des sources, quand le souci d’expliciter tout ce dont elle parle (« qu’était-ce donc qu’un favori ? ») sera passé chez elle à l’état de réflexe, les manuels d’histoire seront très différents de ce qu’ils sont aujourd’hui : ils décriront longuement les « structures » de telle ou telle monarchie d’Ancien Régime, diront ce qu’était un favori, pourquoi et comment on faisait la guerre, et ils passeront très rapidement sur le détail des guerres de Louis XIV et sur la chute des favoris du jeune Louis XIII. Car, si l’histoire est lutte pour la vérité, elle est également une lutte contre notre tendance à considérer que tout va de soi. Le site de cette lutte est la topique ; les répertoires de lieux s’enrichissent et se perfectionnent au fil des générations d’historiens et c’est pourquoi on ne peut s’improviser historien, pas plus qu’on ne s’improvisait orateur : il faut savoir quelles questions se poser, savoir aussi quelles problématiques sont dépassées ; on n’écrit pas l’histoire politique, sociale ou religieuse avec les opinions respectables, réalistes ou avancées qu’on a sur ces matières à titre privé. Il y a des vieilleries qu’il faut mettre au rancart, comme la psychologie des peuples et l’invocation au génie national ; il y a surtout une foule d’idées à acquérir ; écrire l’histoire d’une civilisation antique ne se fait pas à l’aide de la seule culture humaniste. Si l’histoire n’a pas de méthode (et c’est pourquoi on peut s’improviser historien), elle a une topique (et c’est pourquoi il vaut mieux ne pas s’improviser historien). Le danger de l’histoire est qu’elle paraît facile et ne l’est pas. Personne ne s’avise de s’improviser physicien parce que chacun sait qu’il faut pour cela une formation mathématique ; pour être moins spectaculaire, la nécessité d’une expérience historique n’est pas moins grande pour un historien. Seulement, en cas d’insuffisance de ce côté-là, les conséquences en seront plus sournoises : elles ne se produiront pas selon la loi de tout ou rien ; le livre d’histoire aura des taches (concepts inconsciemment anachroniques, nœuds d’abstractions non monnayées, résidus événementiels non analysés), mais surtout des manques : il péchera moins par ce qu’il affirme que par ce qu’il n’a pas pensé à se demander. Car la difficulté de l’historiographie est moins de trouver des réponses que de trouver des questions ; le physicien est comme Œdipe : c’est le sphinx qui interroge, lui il doit donner la bonne réponse ; l’historien est comme Perceval : le Graal | est là, devant lui, sous ses yeux, mais ne sera à lui que s’il pense à poser la question. »  
         
       
         
       
         
       
         
         
         
 
 
     
         
         
         
         
         

   
É. Littré (1801-1881), Dictionnaire de la langue française, s.v. « Problématique ».
   
A. Comte-Sponville, Dictionnaire philosophique, s.v. « Problématique », sens 1 ; P.U.F., « Perspectives critiques », 2001, p. 471.
   
A. Comte-Sponville, Dictionnaire philosophique, s.v. « Problématique », sens 2 ; P.U.F., « Perspectives critiques », 2001, p. 472.
   
B. Pascal (1623-1662), Les Provinciales, ou Les lettres écrites par Louis de Montalte à un provincial de ses amis et aux révérends pères jésuites sur le sujet de la morale et de la politique de ces pères, « Première lettre », Paris, 23 janvier 1656 ; Gallimard, « Pléiade » : Œuvres complètes, t. i, 1998, p. 591.
   
F. W. Nietzsche (1844-1900), Le Gai savoir : « la gaya scienza » (1882-1887), « Avant-propos à la deuxième édition » (1887), § 3 : – Man erräth, dass ich nicht mit Undankbarkeit von jener Zeit schweren Siechthums Abschied nehmen möchte, deren Gewinn auch heute noch nicht für mich ausgeschöpft ist : so wie ich mir gut genug bewusst bin, was ich überhaupt in meiner wechselreichen Gesundheit vor allen Vierschrötigen des Geistes voraus habe. Ein Philosoph, der den Gang durch viele Gesundheiten gemacht hat und immer wieder macht, ist auch durch ebensoviele Philosophien hindurchgegangen : er kann eben nicht anders als seinen Zustand jedes Mal in die geistigste Form und Ferne umzusetzen, – diese Kunst der Transfiguration ist eben Philosophie. Es steht uns Philosophen nicht frei, zwischen Seele und Leib zu trennen, wie das Volk trennt, es steht uns noch weniger frei, zwischen Seele und Geist zu trennen. Wir sind keine denkenden Frösche, keine Objektivir- und Registrir-Apparate mit kalt gestellten Eingeweiden, – wir müssen beständig unsre Gedanken aus unsrem Schmerz gebären und mütterlich ihnen Alles mitgeben, was wir von Blut, Herz, Feuer, Lust, Leidenschaft, Qual, Gewissen, Schicksal, Verhängniss in uns haben. Leben – das heisst für uns Alles, was wir sind, beständig in Licht und Flamme verwandeln, auch Alles, was uns trifft, wir können gar nicht anders. Und was die Krankheit angeht : würden wir nicht fast zu fragen versucht sein, ob sie uns überhaupt entbehrlich ist ? Erst der grosse Schmerz ist der letzte Befreier des Geistes, als der Lehrmeister des grossen Verdachtes, der aus jedem U ein X macht, ein ächtes rechtes X, das heisst den vorletzten Buchstaben vor dem letzten… Erst der grosse Schmerz, jener lange langsame Schmerz, der sich Zeit nimmt, in dem wir gleichsam wie mit grünem Holze verbrannt werden, zwingt uns Philosophen, in unsre letzte Tiefe zu steigen und alles Vertrauen, alles Gutmüthige, Verschleiernde, Milde, Mittlere, wohinein wir vielleicht vordem unsre Menschlichkeit gesetzt haben, von uns zu thun. Ich zweifle, ob ein solcher Schmerz "verbessert" – ; aber ich weiss, dass er uns vertieft. Sei es nun, dass wir ihm unsern Stolz, unsern Hohn, unsre Willenskraft entgegenstellen lernen und es dem Indianer gleichthun, der, wie schlimm auch gepeinigt, sich an seinem Peiniger durch die Bosheit seiner Zunge schadlos hält ; sei es, dass wir uns vor dem Schmerz in jenes orientalische Nichts zurückziehn – man heisst es Nirvana – in das stumme, starre, taube Sich-Ergeben, Sich-Vergessen, Sich-Auslöschen : man kommt aus solchen langen gefährlichen Uebungen der Herrschaft über sich als ein andrer Mensch heraus, mit einigen Fragezeichen mehr, vor Allem mit dem Willen, fürderhin mehr, tiefer, strenger, härter, böser, stiller zu fragen als man bis dahin gefragt hatte. Das Vertrauen zum Leben ist dahin – das Leben selbst wurde zum Problem. – Möge man ja nicht glauben, dass Einer damit nothwendig zum Düsterling geworden sei ! Selbst die Liebe zum Leben ist noch möglich, – nur liebt man anders. Es ist die Liebe zu einem Weibe, das uns Zweifel macht… Der Reiz alles Problematischen, die Freude am X ist aber bei solchen geistigeren, vergeistigteren Menschen zu gross, als dass diese Freude nicht immer wieder wie eine helle Gluth über alle Noth des Problematischen, über alle Gefahr der Unsicherheit, selbst über die Eifersucht des Liebenden zusammenschlüge. Wir kennen ein neues Glück – Robert Laffont, « Bouquins » : Œuvres, t. II, 1993, p. 30-31.
   
M. Merleau-Ponty (1908-1961), Résumés de cours : Collège de France (1952-1960), « Recherches sur l’usage littéraire du langage », 1952-1953 ; Gallimard, « Tel », no 71, 1988, p. 22-24.
   
P. Veyne (1930), Comment on écrit l’histoire (1971), IIIe partie : « Le progrès de l’histoire », chap. x : « L’allongement du questionnaire », “Lutte contre l’optique des sources” ; Seuil, « Points – Histoire », H226, “Texte intégral”, p. 296-297.
   
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