Dernière édition MMIV Dé 21 - Minuit |
Le terme puzzle en
anglais est à la fois un nom et un verbe, un terme expressif de la perplexité.
Puzzle renvoie à une
situation embarrassante, d’un point de vue intellectuel, pragmatique
ou affectif. |
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L’art du puzzle. |
« Au départ, l’art du puzzle semble un art
bref, un art mince, tout entier contenu dans un maigre enseignement
de la Gestalttheorie : l’objet visé – qu’il
s’agisse d’un acte perceptif, d’un apprentissage, d’un système physiologique
ou, dans le cas qui nous occupe, d’un puzzle de bois – n’est pas une
somme d’éléments qu’il faudrait d’abord isoler et analyser, mais un
ensemble, c’est-à-dire une forme, une structure : l’élément ne
préexiste pas à l’ensemble, il n’est ni plus immédiat ni plus ancien,
ce ne sont pas les éléments qui déterminent l’ensemble, mais l’ensemble
qui détermine les éléments : la connaissance du tout et de ses
lois, de l’ensemble et de sa structure, ne saurait être déduite de la
connaissance séparée des parties qui le composent : cela veut dire
qu’on peut regarder une pièce d’un puzzle pendant trois jours et croire
tout savoir de sa configuration et de sa couleur sans avoir le moins
du monde avancé : seule compte la possibilité de relier cette pièce
à d’autres pièces, et en ce sens il y a quelque chose de commun entre
l’art du puzzle et l’art du go ; seules les pièces rassemblées
prendront un caractère lisible, prendront un sens : considérée
isolément une pièce d’un puzzle ne veut rien dire ; elle est seulement
question impossible, défi opaque ; mais à peine a-t-on réussi,
au terme de plusieurs minutes d’essais et d’erreurs, ou en une demi-seconde
prodigieusement | inspirée, à la connecter à l’une de ses voisines,
que la pièce disparaît, cesse d’exister en tant que pièce : l’intense
difficulté qui a précédé ce rapprochement, et que le mot puzzle – énigme – désigne si bien en anglais,
non seulement n’a plus de raison d’être, mais semble n’en avoir jamais
eu, tant elle est devenue évidence : les deux pièces miraculeusement
réunies n’en font plus qu’une, à son tour source d’erreur, d’hésitation,
de désarroi et d’attente. – les bonshommes – les croix de Lorraine – et les croix et une fois les bords reconstitués, les détails
mis on place – la table avec son tapis rouge à franges jaunes très claires,
presque blanches, supportant un pupitre avec un livre ouvert, la riche
bordure de la glace, le luth, la robe rouge de la femme – et les grandes
masses des arrière-plans séparées en paquets selon leur tonalité de
gris, de brun, de blanc ou de bleu ciel – la résolution du puzzle consistera
simplement à essayer à tour de rôle toutes les combinaisons plausibles. |
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G. Perec (1936-1982), La Vie mode d’emploi : romans (1978), « Préambule » ; Le Livre de poche, « La Pochothèque » : Romans et récits, 2002, p. 653-656. | |