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« La science, dans son besoin
d’achèvement comme dans son principe, s’oppose absolument à l’opinion.
S’il lui arrive, sur un point particulier, de légitimer l’opinion, c’est
pour d’autres raisons que celles qui fondent l’opinion ; de sorte
que l’opinion a, en droit, toujours tort. L’opinion pense
mal ; elle ne pense
pas : elle traduit
des besoins en connaissances. En désignant les objets par leur utilité,
elle s’interdit de les connaître. On ne peut rien fonder sur l’opinion :
il faut d’abord la détruire. Elle est le premier obstacle à surmonter.
Il ne suffirait pas, par exemple, de la rectifier sur des points particuliers,
en maintenant, comme une sorte de morale provisoire, une connaissance
vulgaire provisoire. L’esprit scientifique nous interdit d’avoir une opinion
sur des questions que nous ne comprenons pas, sur des questions que nous
ne savons pas formuler clairement. Avant tout, il faut savoir poser des
problèmes. Et quoi qu’on dise, dans la vie scientifique, les problèmes
ne se posent pas d’eux-mêmes. C’est précisément ce sens
du problème qui donne la marque du véritable esprit scientifique.
Pour un esprit scientifique, toute connaissance est une réponse à une
question. S’il n’y a pas eu de question, il ne peut y avoir connaissance
scientifique. Rien ne va de soi. Rien n’est donné. Tout est construit. » |
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« Depuis Galilée et Descartes, la science
tend à considérer, de façon un peu triomphaliste, qu’elle est seule
capable de produire de vraies connaissances. Souvent décrits comme résolvant
des puzzles successifs, les scientifiques ne traitent toutefois que
de questions limitées et pour lesquelles existent des solutions. Les
apprentis scientifiques sont formés à poser leurs problèmes de façon
« constructive » et à les simplifier, à choisir les méthodes
qui apporteront des réponses. Celui qui tenterait d’explorer des questions
« insolubles » est souvent considéré comme perdant son temps.
Dans ce choix essentiel et qui fait toute l’efficacité de la science
moderne, ce qui n’a pas de solution ou n’est pas calculable est rejeté
du domaine de la science – et par extension du domaine du connaissable
puisqu’une tendance bien affirmée consiste à identifier science et savoir.
Il faut toutefois se souvenir qu’avant le xviie siècle, dans la tradition
platonicienne par exemple, apprendre à connaître ce que nous ignorons
était capital : c’était en effet la voie de la sagesse. Dans le
monde contemporain, celui de la techno-science, où la force des savoirs
est souvent mesurée à l’aune de leur efficacité pratique, le fait d’ignorer
qu’il est beaucoup de choses que nous ne savons pas (et que la science
ne sait pas) peut générer de nombreuses difficultés. Les meilleurs exemples
actuels de cette situation peuvent être trouvés dans les problèmes que
rencontre l’agroalimentaire. Plus fondamentalement, cette ignorance
de l’ignorance conduit à des attitudes arrogantes de la part des experts,
qui font volontiers jouer à la science un rôle autoritaire. Une meilleure
appréciation de ses limites permettrait au contraire de contribuer,
positivement, au débat démocratique. »
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