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  Vrai  

  Il arrive parfois qu’un « vrai problème » se fasse jour. C’est aussi qu’une bonne part – non la meilleure – des problèmes sonnent faux.
Mais qu’est-ce qu’un problème qui ne serait pas un vrai problème ?
         
Ce qui est certain, c’est que tout est duperie ; cette certitude une fois établie, rien n’est résolu :
les vrais problèmes ne font que commencer
  « Ce qui est certain, c’est que tout est duperie. Cette certitude une fois établie, rien n’est résolu. Les vrais problèmes ne font que commencer. Et pourtant, en stricte rigueur, il ne devrait pas y avoir de problèmes, vrais ni faux, après le constat de l’universelle duperie. Mais l’être survit à la rigueur. C’est même là le caractère essentiel, la définition même de l’être. L’être est l’incroyable à l’état permanent. »  
         
Comment le vrai problème « tombe juste ».
  « Au lieu de croire qu’il existe une chose appelée « les gouvernés », par rapport à laquelle « les gouvernants » se comportent, considérons qu’on peut traiter « les gouvernés » selon des pratiques si différentes, selon les époques, que lesdits gouvernés n’ont guère que leur nom de commun. On peut les discipliner, c’est-à-dire leur prescrire ce qu’ils doivent faire (si rien n’est prescrit, ils ne doivent pas bouger) ; on peut les traiter comme des sujets juridiques : certaines choses sont interdites, mais, à l’intérieur de ces limites, ils se déplacent librement ; on peut les exploiter, et c’est ce qu’ont fait beaucoup de monarchies : le prince a mis la main sur un territoire peuplé, comme il aurait fait d’un pâturage ou d’un étang poissonneux, et il prélève, pour vivre et faire son métier de prince parmi les autres princes, une part du produit de la faune humaine qui peuple ce domaine (tout l’art étant de ne pas tondre jusqu’à écorcher). Cette faune, on dira en termes satiriques que le prince la plonge dans l’incurie politique ; en style de flatteur, qu’il « rend » son peuple heureux ; en termes neutres, qu’il laisse son peuple être heureux et mettre la poule au pot, si les saisons lui procurent le volatile ; en tout cas, lui ne tracasse pas ses sujets, il ne prétend pas les forcer au salut éternel, ni les mener vers quelque grande entreprise : il laisse agir les conditions naturelles, il laisse ses sujets travailler, se reproduire, prospérer plus ou moins selon les bonnes et les mauvaises saisons : ainsi fait un gentleman-farmer qui ne force pas la nature. Il demeure bien entendu qu’il est le propriétaire et qu’eux-mêmes ne sont qu’une espèce naturelle qui vit sur la propriété. |
D’autres pratiques sont possibles, par exemple la « grande entreprise » déjà mentionnée : le lecteur développera de lui-même. D’autres fois, l’objet naturel « gouvernés » n’est pas une faune humaine ni une peuplade qu’on mène de plus ou moins bon gré vers une terre promise, mais une « population » qu’on entreprend de gérer, à la façon d’un conservateur des Eaux et Forêts qui règle et canalise les flux naturel des eaux et de la flore, de telle sorte que tout se passe bien dans la nature, que la flore ne dépérisse pas ; lui ne laisse pas faire la nature : il s’en mêle, mais c’est pour que la nature ne s’en trouve que mieux ; ou, si l’on préfère, il ressemble à un agent de la circulation qui « canalise » la circulation spontanée des voitures pour qu’elle se passe bien : telle est la tâche qu’il s’est attribuée. Si bien que les automobilistes roulent en sécurité ; on appelle cela le welfare State, et nous y vivons. Quelle différence avec le prince d’Ancien Régime, qui, voyant de la circulation sur les routes, se serait borné à imposer un droit de passage ! Non que tout soit parfait pour tout le monde dans la gestion des flux, car la spontanéité naturelle ne se laisse pas ordonner à souhait : il faut couper un flot de circulation, pour laisser passer le flot transversal ; si bien que des conducteurs peut-être plus pressés que d’autres n’en chôment pas moins au feu rouge.
Voilà des « attitudes » bien différentes envers l’objet naturel « gouvernés », voilà bien des façons diverses de traiter « objectivement » les gouvernés, ou encore, si l’on préfère, voilà bien des « idéologies » différentes du rapport aux gouvernés. Disons : voilà bien des pratiques différentes, qui objectivent, l’une, une population, l’autre, une faune, l’autre, une peuplade, etc. En apparence, ce n’est là qu’une façon de parler, une modification des conventions de vocabulaire ; en réalité, une révolution scientifique s’opère dans ce changement de mots : les apparences sont renversées comme quand on retourne la manche d’un vêtement, et du coup les faux problèmes meurent d’asphyxie et le vrai problème « tombe juste ». »
 
         
       
         
       
         
       
         
       
         
         
         
         
         
         
         
         
         
         
 
 
     
 
 
     
 
 
     
 
 
     
 
 
     
 
 
     

   
E. Cioran (1911-1995), Cahiers (1957-1972), début février 1969 ; Gallimard, « N.R.F. », 1997, p. 687.
   
P. Veyne (1930), Comment on écrit l’histoire (1971), « Foucault révolutionne l’histoire », avril 1978, Seuil, « Points – Histoire », 1978, p. 207-208.
   
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