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« Si les raisons
d’autrui vous paraissent obscures, dites-vous que les vôtres ne le sont
pas moins à ses yeux. Que cela ne vous oblige pas à accabler le monde d’explications :
expliquer revient souvent à délayer dans l’insignifiance ce qu’une croyance
avait de plus ferme ; c’est ouvrir le poing pour libérer du vide. Si
l’on insiste en vous sommant de vous expliquer quand même, prenez l’air
profond et parlez d’autre chose. Il ne faut jamais s’empresser de donner
à autrui des éclaircissements qui le conforteront dans l’idée que vous raisonnez
de travers. Soyez lapidaire, obscur, voire un peu mystérieux ; vous
vérifierez la supériorité d’une telle attitude sur celle qui s’épuise en
verbiage, révélant la médiocrité et le caractère superficiel de tout raisonnement
relâché. |
Je n’ai rencontré personne de plus profond que ce vieillard aveugle et sourd-muet,
assis en tailleur sur une paillasse, au milieu d’une foule de bavards gesticulateurs.
Je n’ai pas vu cette scène en Inde, où je ne suis jamais allé, mais peut-être
au Maroc, au cinéma ou dans un rêve. On aurait eu beaucoup de mal à me convaincre
qu’il ne s’agissait pas d’un sage, recelant en lui quelque secret ultime
sur le destin de l’humanité bruyante qui l’entourait. Peut-être était-il
l’allégorie même. Je crois que si Aristote en personne était venu lui faire
la leçon, improvisant devant lui une rhapsodie philosophique pleine de virtuosité
et de profondeur scolastique, c’est mon homme qui aurait paru sage et le
Stagirite qui aurait eu l’air d’un danseur de claquettes. Mieux vaut encore
se couper la langue que de trop l’agiter ; mieux vaut se crever les
yeux et se mettre des bouchons de cire dans les oreilles que d’assister
aux acrobaties ineptes d’un de ses semblables hystériquement motivé par
le désir de prouver que ses jugements ne sont pas arbitraires. Et quand
bien même ils seraient fondés ? Ses jugements sont les siens, pas les
vôtres. Vous avez vos raisons, lui les siennes. Mais de les exposer au |
grand jour, comme un fripier ses étoffes, il a pris le risque d’en éventer
la substance, d’en décolorer la teneur. Il vous a donné le droit de faire
la moue en pensant : « ah, ce n’était que cela ! ».
Maintenant que ses magasins sont vides, il lui reste la ressource de vous
supplier de sortir à votre tour de votre réserve. Il a eu la main, vous
aurez le jeu. »
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