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  Les romans que je préfère ?  

  La question de littérature : Quels sont les vingt volumes que vous choisiriez si vous étiez obligé de passer le reste de votre vie avec une bibliothèque réduite à ce nombre de volumes ? fut jadis un petit jeu scolaire en vogue à la fin du xixe siècle. André Gide raconte que la mode en fut lancée vers 1889 par un certain Jules Lemaître, alors critique à La Revue bleue. C’était vers 1889.
       
Les dix romans français que je préfère ?
 

« On est venu me demander, de la part d’un grand quotidien, d’indiquer les dix romans français que je préfère.
Jules Lemaitre, je crois, avait mis à la mode ce petit jeu à quoi nous jouions, Pierre Louÿs et moi, du temps que nous étions en rhétorique : “devant passer le restant de vos jours dans une île déserte, quels sont les vingt livres que vous souhaiteriez emporter ?” – Vingt livres ! nous trouvions que c’était peu pour peupler un désert et pour agrémenter toute une vie ; aussi nous inscrivions, plutôt que des titres d’ouvrages, des noms d’auteurs ; nous indiquions, par exemple, Gœthe, uniment, ce qui nous dispensait de choisir entre Faust, Wilhelm Meister et les poésies ; puis nous recourions à des ruses : nous indiquions Amyot, ce qui nous faisait gagner, avec Plutarque, en prime, le délicieux Daphnis et Chloé ; nous indiquions Leconte de Lisle, dont les traductions nous paraissaient alors d’une indépassable beauté… Notre bibliothèque de vingt auteurs fournissait ainsi de trois à quatre cents volumes.
J’ai gardé plusieurs de ces listes, que nous dressions à nouveau chaque trimestre. J’y cherche en vain un nom de romancier.
Enfant dernier venu, le roman, aujourd’hui toute la faveur est pour lui. Dans l’ensemble de la littérature, et | particulièrement de la française, il tient petite place ; nous n’avions pas si courte vue que déjà nous ne sussions le reconnaître. Il est vrai qu’à vingt ans nous n’avions pas encore découvert Stendhal. Mais, même encore, s’il me fallait opter entre les œuvres de celui-ci, est-ce bien ses romans que je prendrais ? ou non plutôt, de préférence, ses lettres, son Henri Brulard, son Journal et ses Souvenirs ?…
Or aujourd’hui, ce sont des romans que l’on demande que je désigne ; et qui pis est : des romans français !

J’ai longtemps balancé entre Le Rouge et le Noir, et La Chartreuse de Parme. Dans le doute, j’ai même failli inscrire Lucien Leuwen, pour qui je gardai quelque prédilection tant que je n’eus pas relu les deux autres. Mais non : La Chartreuse reste le livre unique ; malgré que Le Rouge et le Noir soit d’un premier contact plus surprenant, La Chartreuse a ceci de vraiment magique : à chaque fois qu’on y revient, c’est toujours un nouveau livre qu’on lit.
Quand je rouvre Montesquieu, La Fontaine, Montaigne, j’y peut goûter encore telle phrase dont d’abord je n’avais pas extrait toute la mœlle, ou que, même, je n’avais point remarquée ; mon esprit peut écouter plus docilement, plus intelligemment leur conseil, ou, s’il s’y refuse, c’est pour de plus judicieuses raisons… Je me refuse sans cesse à Stendhal ; je ne ferais que de l’ennui de ce dont, lui, fait son plaisir ; prolongée, sa société me serait mortelle ; mais, comme le Britannicus de Racine, c’est toujours d’un visage nouveau que me sourient Mosca, Fabrice et la duchesse, que le livre entier me sourit. Quelle grâce dans sa minutie ! Quelle élégance dans la netteté de sa ligne ! Comme il insiste peu !… Je le quitte ; je le reprends encore ; jamais je n’achèverai d’en parler.
Le grand secret de cette diverse jeunesse, c’est que Stendhal, et particulièrement dans La Chartreuse, ne veut proprement rien affirmer ; le livre entier est écrit pour le plaisir. À peine si, de-ci de-là (beaucoup moins que dans ses autres livres), Stendhal y prend parti ; c’est par là qu’il pourrait vieillir ; Que je l’aime au contraire, lorsqu’il écrit : “Je crains que la crédulité de Fabrice ne le prive de la sympathie du lecteur ; mais enfin il était ainsi : pourquoi le flatter lui plutôt qu’un autre ?” Et que je l’aimerais mieux encore s’il mettait là moins de feintise, s’il écrivait cela plus sincèrement. |
Il reste en l’homme bien des régions qu’il n’aura pas su découvrir, et même il n’aime à découvrir que ce qu’il va pouvoir expliquer ; les tons ultraviolets lui échappent, précisément ceux qui nous occupent le plus aujourd’hui ; certaine théorie du plaisir précipite un peu trop sa pensée ; il se rattache un peu trop délibérément à lui-même… N’importe ! Si j’avais à choisir dix romans, sans souci de leur origine, j’en prendrais deux français : La Chartreuse serait le premier.

Les Liaisons dangereuses de Laclos serait l’autre.
J’ai tant aimé ce livre d’abord… je me demande à présent si je ne le surfais pas un peu. Il faut que je le relise. Je ne l’ai découvert, fort heureusement, qu’assez tard ; je veux dire : plus près de trente ans que de vingt. Les trop jeunes lecteurs se fatiguent des résistances de Mme de Tourvel ; ils pensent que le livre gagnerait lorsque, cédant plus vite à Valmont, elle trouverait moins longuement, ensuite, à se plaindre. Ils méritent de préférer Faublas.
Tout dans Les Liaisons me déconcerte, et rien de ce que l’on m’apprend sur Laclos ne m’éclaire pour quels motifs il écrivit ce roman. J’en viens presque à douter si, dans son impertinente préface, l’auteur se moque, ou si vraiment il ne s’imaginait pas « rendre service aux mœurs », comme il dit. Je voudrais qu’il en fût ainsi et que, de cette vérité : que c’est desservir l’art que de servir les mœurs, ce livre servit de preuve par l’absurde. Il faut bien reconnaître qu’il devient assez médiocre quand il se pique, vers la fin, de devenir réparateur et de donner raison, je ne dis pas à la présidente de Tourvel en qui s’incarnent l’amour sincère et la vertu, mais bien à Mme de Volanges, à Mme de Rosemont, et à d’autres comparses qui représentent si l’on veut le parti des bonnes mœurs – contre quoi le véritable amour et la véritable vertu auront à lutter toujours, et plus que les Valmont et les Merteuil.
Et parfois au contraire je doute si, sous le couvert d’une vertueuse intention, Laclos ne voulut pas plutôt composer le vrai manuel de la débauche. Au demeurant, elle n’est pas du côté de la Merteuil et de Valmont, mais bien de Danceny et de la petite Volanges ; la débauche commence où commence à se dissocier de l’amour le plaisir. Je force à peine ma pensée si je renonce à voir un débauché dans Valmont, mais seulement un libertin, dans Don juan, au pire un dissolu : | un infidèle. Danceny n’est plus un débauché s’il cesse d’autre part d’aimer Cécile. Entre les sensations du plaisir et les sentiments de l’amour, la couture n’est ni fatale, ni même parfaitement naturelle. « L’Amour, que l’on nous vante comme la cause de nos plaisirs, n’en est au plus que le prétexte. » Cette petite phrase, que Laclos met dans la bouche de la Merteuil, éclaire simplement quelques-uns des prétendus « mystères » du cœur humain.
C’est également dans ce livre que je trouve, et toujours dans la même lettre de la marquise de Merteuil, la critique la plus subtile et la plus pertinente, encore que la plus détournée, des doctrines de Barrès. « Croyez-moi, vicomte, dit-elle, on acquiert rarement les qualités dont on peut se passer. » Et l’enracinement que Barrès préconise, met précisément l’homme en telle situation qui n’exige de lui que le moindre effort et que la plus petite vertu… Ailleurs nous avons insisté.

Après ces deux romans, si l’on ne restreint pas mon choix à la France, je ne cite plus que des étrangers.
– Quoi ! Vous ne faites pas plus grand cas de la France ?
– Simplement : où la France excelle à mes yeux, ce n’est pas dans le roman.
La France est un pays de moralistes, d’incomparables artistes, de compositeurs et d’architectes, d’orateurs. Qu’opposeront les étrangers à Montaigne, à Pascal, à Molière, à Bossuet, à Racine ? Mais, par contre : qu’est-ce qu’un Lesage auprès d’un Fielding ou d’un Cervantès ? Qu’un abbé Prévost en regard d’un Defœ ? et même : Qu’est-ce qu’un Balzac en face d’un Dostoïevski ?… Ou, si l’on préfère : qu’est-ce qu’une Princesse de Clèves à côté d’un Britannicus ?

Il faut bien pourtant que j’indique La Princesse de Clèves, puisqu’on restreint mon choix aux français. Mais j’avoue que je ne ressens pour ce livre qu’une admiration tempérée. Rien de neuf à en dire, ni qui n’ait été fort bien dit. Sans doute, devant La Princesse de Clèves, il est diverses façons de réagir, et l’on peut n’aimer point ce roman ; mais dès qu’on l’aime, je défie que ce soit pour diverses raisons. Aucun secret, aucun retrait, aucun détour ; nulle ressource ; tout est mis en lumière, en valeur, et rien à attendre de plus ; sans doute c’est le comble de l’art : un nec plus ultra sans issue. | Est-ce vraiment La Princesse de Clèves que je vais porter sur ma liste ? ou Le Roman bourgeois plutôt ?. .. Ah ! que Furetière n’est-il Molière ! et que Javotte, M. Jourdain !…

À défaut de Moll Flanders, indiquerai-je à présent Manon Lescaut ? – Peut-être. Il y coule un sang chaud… Pourtant je suis gêné devant ce livre ; il a trop de lecteurs, et des pires ; je préfère ne l’aimer point.
– En le lisant vous versiez bien des larmes !
– Précisément, je lui en veux un peu de cela. S’il touchait d’abord mon esprit, je lui permettrais plus volontiers de toucher aussi bien mon cœur.

Par contre, je n’hésite pas un instant à m’emparer de Dominique. Si belle est la pudeur de ce livre, il semble presque indiscret d’en parler. Ce n’est pas un livre sublime ; c’est un livre amical. Il parle intimement, au point qu’en le lisant, il semble qu’on se parle à soi-même, ou que l’on n’a pas besoin d’autre ami.
Rien n’est artificiel dans Dominique ; Fromentin s’y montre artiste sans doute, mais non pas particulièrement homme de lettres ; toutes les qualités de sa plume sont celles mêmes de son intelligence et de son cœur.

Quel roman de Balzac préférer ? Comment ne préférer qu’un roman de Balzac ? La Comédie humaine forme un tout ; c’est l’admirer mal que de n’en admirer qu’un morceau.
Il est bon de lire Balzac avant vingt-cinq ans ; après cela devient trop difficile. À travers quel fatras parfois on y va chercher nourriture ! Encore n’est-on pas toujours récompensé, car, dès qu’il a posé ses personnages, leurs plus sublimes mots sont prévus ; on a tout dit quand on a dit qu’ils sont topiques… Je sais. Mais il importe d’avoir lu Balzac, tout Balzac. Quelques littérateurs ont cru pouvoir s’en dispenser ; dans la suite, ils ont pu ne pas bien se rendre compte eux-mêmes de je ne sais quoi qui leur manquait ; on s’en rend compte pour eux.
C’est La Cousine Bette, je crois, que je trouve le plus de profit à relire ; mettons que c’est le livre de Balzac que je choisis.

J’indique ensuite Madame Bovary, sans commentaires. Une discussion sur Flaubert m’entraînerait ; je la réserve. |
J’ai longtemps aimé Flaubert comme un maître, comme un ami, comme un frère ; sa correspondance était mon livre de chevet. Ah ! que je l’ai bien lue, vers vingt ans ! Il n’est pas une phrase aujourd’hui que je n’en reconnaisse… Le plus important progrès de mon esprit, depuis, a été d’oser la juger.
Encore aujourd’hui, il m’est on ne peut plus pénible d’entendre critiquer Flaubert par qui ne l’a pas aimé d’abord. Ainsi, j’ai lu sur lui, récemment, un article qui m’a été à peu près odieux ; qui, s’il n’avait été injurieux, ne m’aurait pourtant pas paru trop injuste. Mais il n’attaquait que la forme et semblait méconnaître à la fois l’importance de Flaubert et le fond même de la question. Nietzsche du moins ne s’était pas mépris sur la signification d’une aberration si spécieuse ; la passion avec laquelle il la dénonce, marque encore une sorte d’admiration, et sa haine n’est que le renversement de son estime et de son amour.
Ceux qui déjà crient contre Madame Bovary, que diront-ils en m’entendant citer Germinal ? On ne supprime pourtant pas un tel livre en constatant qu’aucune des louanges que méritait Stendhal ne saurait s’appliquer à Zola ; ni même on ne me le fait trouver moins admirable. Je reste presque étonné, il est vrai, qu’il soit écrit dans notre langue ; mais je ne l’imagine pas plus aisément dans quelque autre langue que ce soit. C’est une annexe à la littérature. Ce devrait être écrit en volapük.
Telle qu’elle est, cette œuvre existe ; elle s’affirme ; elle est magistrale ; elle ne pouvait être écrite différemment.

On ne m’a pas demandé de désigner ici dix modèles. Si je me penche de préférence sur ces livres, ce n’est pas non plus pour chercher à m’y reconnaître, pour y adorer mon reflet. Certains m’ont reproché l’éclectisme de mes goûts et m’ont appelé « dilettante » parce que je n’exige que de moi-même les qualités qu’ils n’exigent que d’autrui. Ils travaillent, disent-ils, à réformer le goût du public ; ils font bien, et je leur sais gré de me préparer des lecteurs.
Cependant, je m’aperçois qu’il manque encore un livre à ma liste… Ah ! pour le dernier, emportons quelque nouveauté : celle-ci, par exemple, que je rougis de ne connaître pas encore : la Marianne de Marivaux. »

 
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A. Gide (1869-1951), « Les Dix romans français que… », article paru dans la Nouvelle Revue Française, avril 1913 ; Gallimard, « Pléiade » : Essais critiques, 1999, p. 268-273.
   
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