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« On est venu me demander, de la part d’un
grand quotidien, d’indiquer les dix romans
français que je préfère.
Jules Lemaitre, je crois, avait mis à la mode ce petit jeu à quoi nous
jouions, Pierre Louÿs et moi, du temps que nous étions en rhétorique :
“devant passer le restant de vos jours dans une île déserte, quels sont
les vingt livres que vous souhaiteriez emporter ?” – Vingt livres !
nous trouvions que c’était peu pour peupler un désert et pour agrémenter
toute une vie ; aussi nous inscrivions, plutôt que des titres d’ouvrages,
des noms d’auteurs ; nous indiquions, par exemple, Gœthe, uniment,
ce qui nous dispensait de choisir entre Faust, Wilhelm Meister
et les poésies ; puis nous recourions à des ruses : nous indiquions
Amyot, ce qui nous faisait gagner, avec Plutarque, en prime, le délicieux
Daphnis et Chloé ; nous indiquions
Leconte de Lisle, dont les traductions nous paraissaient alors d’une
indépassable beauté… Notre bibliothèque de vingt auteurs fournissait
ainsi de trois à quatre cents volumes.
J’ai gardé plusieurs de ces listes, que nous dressions à nouveau chaque
trimestre. J’y cherche en vain un nom de romancier.
Enfant dernier venu, le roman, aujourd’hui toute la faveur est pour
lui. Dans l’ensemble de la littérature, et | particulièrement de la
française, il tient petite place ; nous n’avions pas si courte
vue que déjà nous ne sussions le reconnaître. Il est vrai qu’à vingt
ans nous n’avions pas encore découvert Stendhal. Mais, même encore,
s’il me fallait opter entre les œuvres de celui-ci, est-ce bien ses
romans que je prendrais ? ou non plutôt, de préférence, ses lettres,
son Henri Brulard, son Journal
et ses Souvenirs ?…
Or aujourd’hui, ce sont des romans que l’on demande que je désigne ;
et qui pis est : des romans français !
J’ai longtemps balancé entre Le Rouge et le Noir, et La Chartreuse de Parme. Dans le doute,
j’ai même failli inscrire Lucien
Leuwen, pour qui je gardai quelque prédilection tant que
je n’eus pas relu les deux autres. Mais non : La
Chartreuse reste le livre unique ; malgré que Le
Rouge et le Noir soit d’un premier contact plus surprenant,
La Chartreuse a ceci de vraiment magique :
à chaque fois qu’on y revient, c’est toujours un nouveau livre qu’on
lit.
Quand je rouvre Montesquieu, La Fontaine, Montaigne, j’y peut goûter
encore telle phrase dont d’abord je n’avais pas extrait toute la mœlle,
ou que, même, je n’avais point remarquée ; mon esprit peut écouter
plus docilement, plus intelligemment leur conseil, ou, s’il s’y refuse,
c’est pour de plus judicieuses raisons… Je me refuse sans cesse à Stendhal ;
je ne ferais que de l’ennui de ce dont, lui, fait son plaisir ;
prolongée, sa société me serait mortelle ; mais, comme le Britannicus de Racine, c’est toujours d’un visage nouveau que
me sourient Mosca, Fabrice et la duchesse, que le livre entier me sourit.
Quelle grâce dans sa minutie ! Quelle élégance dans la netteté
de sa ligne ! Comme il insiste peu !… Je le quitte ;
je le reprends encore ; jamais je n’achèverai d’en parler.
Le grand secret de cette diverse jeunesse, c’est que Stendhal, et particulièrement
dans La Chartreuse,
ne veut proprement rien affirmer ; le livre entier est écrit pour
le plaisir. À peine si, de-ci de-là (beaucoup moins que dans
ses autres livres), Stendhal y prend parti ; c’est par là qu’il
pourrait vieillir ; Que je l’aime au contraire, lorsqu’il écrit :
“Je crains que la crédulité de Fabrice ne le prive de la sympathie du
lecteur ; mais enfin il était ainsi : pourquoi le flatter
lui plutôt qu’un autre ?” Et que je l’aimerais mieux encore s’il
mettait là moins de feintise, s’il écrivait cela plus sincèrement. |
Il reste en l’homme bien des régions qu’il n’aura pas su découvrir,
et même il n’aime à découvrir que ce qu’il va pouvoir expliquer ;
les tons ultraviolets lui échappent, précisément ceux qui nous occupent
le plus aujourd’hui ; certaine théorie du plaisir précipite un
peu trop sa pensée ; il se rattache un peu trop délibérément à
lui-même… N’importe ! Si j’avais à choisir dix romans, sans souci
de leur origine, j’en prendrais deux français : La
Chartreuse serait le premier.
Les Liaisons
dangereuses de Laclos serait l’autre.
J’ai tant aimé ce livre d’abord… je me demande à présent si je ne le
surfais pas un peu. Il faut que je le relise. Je ne l’ai découvert,
fort heureusement, qu’assez tard ; je veux dire : plus près
de trente ans que de vingt. Les trop jeunes lecteurs se fatiguent des
résistances de Mme de Tourvel ; ils pensent que le livre gagnerait
lorsque, cédant plus vite à Valmont, elle trouverait moins longuement,
ensuite, à se plaindre. Ils méritent de préférer Faublas.
Tout dans Les Liaisons
me déconcerte, et rien de ce que l’on m’apprend sur Laclos ne m’éclaire
pour quels motifs il écrivit ce roman. J’en viens presque à douter si,
dans son impertinente préface, l’auteur se moque, ou si vraiment il
ne s’imaginait pas « rendre service aux mœurs », comme il
dit. Je voudrais qu’il en fût ainsi et que, de cette vérité : que c’est desservir l’art que de servir les mœurs,
ce livre servit de preuve par l’absurde. Il faut bien reconnaître qu’il
devient assez médiocre quand il se pique, vers la fin, de devenir réparateur
et de donner raison, je ne dis pas à la présidente de Tourvel en qui
s’incarnent l’amour sincère et la vertu, mais bien à Mme de Volanges,
à Mme de Rosemont, et à d’autres comparses qui représentent si l’on
veut le parti des bonnes mœurs – contre quoi le véritable amour et la
véritable vertu auront à lutter toujours, et plus que les Valmont et
les Merteuil.
Et parfois au contraire je doute si, sous le couvert d’une vertueuse
intention, Laclos ne voulut pas plutôt composer le vrai manuel de la
débauche. Au demeurant, elle n’est pas du côté de la Merteuil et de
Valmont, mais bien de Danceny et de la petite Volanges ; la débauche
commence où commence à se dissocier de l’amour le plaisir. Je force
à peine ma pensée si je renonce à voir un débauché dans Valmont, mais
seulement un libertin, dans Don juan, au pire un dissolu : | un
infidèle. Danceny n’est plus un débauché s’il cesse d’autre part d’aimer
Cécile. Entre les sensations du plaisir et les sentiments de l’amour,
la couture n’est ni fatale, ni même parfaitement naturelle. « L’Amour,
que l’on nous vante comme la cause de nos plaisirs, n’en est au plus
que le prétexte. » Cette petite phrase, que Laclos met dans la
bouche de la Merteuil, éclaire simplement quelques-uns des prétendus
« mystères » du cœur humain.
C’est également dans ce livre que je trouve, et toujours dans la même
lettre de la marquise de Merteuil, la critique la plus subtile et la
plus pertinente, encore que la plus détournée, des doctrines de Barrès.
« Croyez-moi, vicomte, dit-elle, on acquiert rarement les qualités
dont on peut se passer. » Et l’enracinement que Barrès préconise,
met précisément l’homme en telle situation qui n’exige de lui que le
moindre effort et que la plus petite vertu… Ailleurs nous avons insisté.
Après ces deux romans, si l’on ne restreint pas
mon choix à la France, je ne cite plus que des étrangers.
– Quoi ! Vous ne faites pas plus grand cas de la France ?
– Simplement : où la France excelle à mes yeux, ce n’est pas dans
le roman.
La France est un pays de moralistes, d’incomparables artistes, de compositeurs
et d’architectes, d’orateurs. Qu’opposeront les étrangers à Montaigne,
à Pascal, à Molière, à Bossuet, à Racine ? Mais, par contre :
qu’est-ce qu’un Lesage auprès d’un Fielding ou d’un Cervantès ?
Qu’un abbé Prévost en regard d’un Defœ ? et même : Qu’est-ce
qu’un Balzac en face d’un Dostoïevski ?… Ou, si l’on préfère :
qu’est-ce qu’une Princesse de
Clèves à côté d’un Britannicus ?
Il faut bien pourtant que j’indique La Princesse de Clèves, puisqu’on restreint
mon choix aux français. Mais j’avoue que je ne ressens pour ce livre
qu’une admiration tempérée. Rien de neuf à en dire, ni qui n’ait été
fort bien dit. Sans doute, devant La
Princesse de Clèves, il est diverses façons de réagir, et
l’on peut n’aimer point ce roman ; mais dès qu’on l’aime, je défie
que ce soit pour diverses raisons. Aucun secret, aucun retrait, aucun
détour ; nulle ressource ; tout est mis en lumière, en valeur,
et rien à attendre de plus ; sans doute c’est le comble de l’art :
un nec plus ultra sans issue. | Est-ce vraiment
La Princesse de Clèves
que je vais porter sur ma liste ? ou Le
Roman bourgeois plutôt ?. .. Ah ! que Furetière
n’est-il Molière ! et que Javotte, M. Jourdain !…
À défaut de Moll
Flanders, indiquerai-je à présent Manon Lescaut ? – Peut-être. Il y coule un sang chaud…
Pourtant je suis gêné devant ce livre ; il a trop de lecteurs,
et des pires ; je préfère ne l’aimer point.
– En le lisant vous versiez bien des larmes !
– Précisément, je lui en veux un peu de cela. S’il touchait d’abord
mon esprit, je lui permettrais plus volontiers de toucher aussi bien
mon cœur.
Par contre, je n’hésite pas un instant à m’emparer
de Dominique. Si belle est la pudeur de ce
livre, il semble presque indiscret d’en parler. Ce n’est pas un livre
sublime ; c’est un livre amical. Il parle intimement, au point
qu’en le lisant, il semble qu’on se parle à soi-même, ou que l’on n’a
pas besoin d’autre ami.
Rien n’est artificiel dans Dominique ; Fromentin s’y montre artiste sans doute, mais
non pas particulièrement homme de lettres ; toutes les qualités
de sa plume sont celles mêmes de son intelligence et de son cœur.
Quel roman de Balzac préférer ? Comment
ne préférer qu’un roman de Balzac ? La
Comédie humaine forme un tout ; c’est l’admirer mal
que de n’en admirer qu’un morceau.
Il est bon de lire Balzac avant vingt-cinq ans ; après cela devient
trop difficile. À travers quel fatras parfois on y va chercher nourriture !
Encore n’est-on pas toujours récompensé, car, dès qu’il a posé ses personnages,
leurs plus sublimes mots sont prévus ; on a tout dit quand on a
dit qu’ils sont topiques… Je sais. Mais il importe d’avoir lu Balzac,
tout Balzac. Quelques littérateurs ont cru pouvoir s’en dispenser ;
dans la suite, ils ont pu ne pas bien se rendre compte eux-mêmes de
je ne sais quoi qui leur manquait ; on s’en rend compte pour eux.
C’est La Cousine Bette,
je crois, que je trouve le plus de profit à relire ; mettons que
c’est le livre de Balzac que je choisis.
J’indique ensuite Madame
Bovary, sans commentaires. Une discussion sur Flaubert m’entraînerait ;
je la réserve. |
J’ai longtemps aimé Flaubert comme un maître, comme un ami, comme un
frère ; sa correspondance était mon livre de chevet. Ah !
que je l’ai bien lue, vers vingt ans ! Il n’est pas une phrase
aujourd’hui que je n’en reconnaisse… Le plus important progrès de mon
esprit, depuis, a été d’oser la juger.
Encore aujourd’hui, il m’est on ne peut plus pénible d’entendre critiquer
Flaubert par qui ne l’a pas aimé d’abord. Ainsi, j’ai lu sur lui, récemment,
un article qui m’a été à peu près odieux ; qui, s’il n’avait été
injurieux, ne m’aurait pourtant pas paru trop injuste. Mais il n’attaquait
que la forme et semblait méconnaître à la fois l’importance de Flaubert
et le fond même de la question. Nietzsche du moins ne s’était pas mépris
sur la signification d’une aberration si spécieuse ; la passion
avec laquelle il la dénonce, marque encore une sorte d’admiration, et
sa haine n’est que le renversement de son estime et de son amour.
Ceux qui déjà crient contre Madame Bovary, que diront-ils en m’entendant citer Germinal ? On ne supprime pourtant
pas un tel livre en constatant qu’aucune des louanges que méritait Stendhal
ne saurait s’appliquer à Zola ; ni même on ne me le fait trouver
moins admirable. Je reste presque étonné, il est vrai, qu’il soit écrit
dans notre langue ; mais je ne l’imagine pas plus aisément dans
quelque autre langue que ce soit. C’est une annexe à la littérature.
Ce devrait être écrit en volapük.
Telle qu’elle est, cette œuvre existe ; elle s’affirme ; elle
est magistrale ; elle ne pouvait être écrite différemment.
On ne m’a pas demandé de désigner ici dix modèles.
Si je me penche de préférence sur ces livres, ce n’est pas non plus
pour chercher à m’y reconnaître, pour y adorer mon reflet. Certains
m’ont reproché l’éclectisme de mes goûts et m’ont appelé
« dilettante » parce que je n’exige que de moi-même les qualités
qu’ils n’exigent que d’autrui. Ils travaillent, disent-ils, à réformer
le goût du public ; ils font bien, et je leur sais gré de me préparer
des lecteurs.
Cependant, je m’aperçois qu’il manque encore un livre à ma liste… Ah !
pour le dernier, emportons quelque nouveauté : celle-ci, par exemple,
que je rougis de ne connaître pas encore : la Marianne de Marivaux. »
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