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  À quoi ça avance ? À rien.      
         
Le choix de la sagesse face à la philosophie : se garder de rien mettre en tête, de rien avancer
  « Tel serait donc le choix de la sagesse (face à la philosophie) : se garder de rien mettre en tête, de rien avancer. En regard, c’est-à-dire vue de la sagesse, la philosophie viendrait de cette partialité initiale qui consiste à mettre en avant une idée, idée qui ne cesserait ensuite d’être reprise, déformée, transformée, la philosophie ne pouvant rien faire d’autre, dès lors, que de corriger un point de vue particulier par un autre point de vue | particulier – chaque nouveau philosophe, comme on sait, venant dire non au précédent. Elle ne pourra rien faire d’autre, en somme, que de replisser autrement la pensée. Mais sans jamais sortir complètement de la partialité dans laquelle elle est initialement tombée – de ce pli, ou plutôt de cette ornière, de la première idée avancée. Aussi, de par cette faute originelle, et pour la dépasser, puisqu’elle ne peut l’effacer, sera-t-elle portée à aller toujours de l’avant, à penser autrement : de là procéderait l’histoire de la philosophie (qu’elle ait une histoire, ou, mieux, elle est cette histoire).
La sagesse, elle, serait sans histoire (à preuve : on peut écrire une histoire de la philosophie, on ne peut écrire une histoire de la sagesse). Sans histoire, elle l’est d’abord en ce sens qu’elle ne se constitue pas historiquement : n’avançant rien, elle ne peut être réfutée, il n’y a pas en elle de matière à débattre et, partant, pas de contestation à attendre, ni non plus d’avenir à espérer. La sagesse est ainsi la part anhistorique de la pensée : elle est de tous les âges, elle vient du fond des âges, se retrouve dans toutes les traditions sagesse « des nations », comme on dit. De là, son incurable banalité : sans histoire, la sagesse l’est aussi en ce sens où, avec elle, rien n’arriverait de remarquable, de saillant, à quoi pourrait s’accrocher la parole – rien ne se passerait d’intéressant. En effet : elle est irrémédiablement plate puisque, de son propre aveu, il s’agit de tout tenir sur le même plan ; et c’est bien ce qui rend si difficile d’en parler.
Par ce qu’elle choisit d’avancer et, ce faisant, de risquer, comme elle ne cesse de creuser, de poursuivre, de dépasser, et pour cela se doit d’être inventive – par ce qu’elle a ainsi d’éternellement reconduit et qui n’est jamais satisfait, la philosophie relève d’une logique du désir, elle est bien la « philo »-sophie : elle s’adresse à notre désir parce qu’elle ne cesse d’élever sa provocation pour répondre au défi d’un monde conçu comme énigme. Désir d’aventure (en quête de la vérité) et goût du danger (comme coût de | l’hypothèse avancée). Or, le sage n’explore ni ne déchiffre, son propos n’est froncé d’aucun désir (et n’y aurait-il pas là frustration du sinologue ?). Je suis même surpris de voir combien, dans la sagesse chinoise, le penseur peut ignorer l’étonnement – lui dont on sait qu’il est au départ du philosopher (thaumazein) – n’a même pas l’idée de valoriser le doute, le questionnement. Il demeure sans soupçon du chaos, et jamais il n’a rencontré le Sphinx : aussi, plutôt qu’à percer l’énigme, convie-t-il à élucider l’évidence – à la « réaliser », comme on dit, à en prendre conscience. Une évidence qui ne cesse de venir à nous sur un même plan, celui que figurait le précédent hexagramme du Classique du changement et que les anciens Chinois ont conçu, loin du mystère de Dieu, comme étant le « Ciel ». Mais rien de plus difficile à saisir, d’autant plus qu’il le faudrait par tous les bords en même temps (et, de surcroît, sans l’appel de l’inquiétude et du désir), que ce plan égal de la pensée.
Aussi, pour biaiser avec la difficulté, celle de la platitude de la sagesse (opposée au relief de la philosophie) aussi bien que de son irrémédiable banalité (condamnant tout propos sur elle à sombrer dans l’insignifiance), voici que j’ai choisi d’évoquer la sagesse en la portant dès l’abord à sa limite : l’éclairant ainsi sous un jour paradoxal et l’atteignant à son point radical – celui du sans idée. Mais, du coup, je me suis barré la route, à peine ai-je débuté que je ne saurais avancer : la pensée de la sagesse se trouve condamnée au surplace. Et, de fait, à l’inverse de la philosophie, qui peut être exposée méthodiquement, la sagesse donne lieu, non à progression, mais à variation. Nous ne cesserons par conséquent de revenir dessus en recoupant les cheminements : pour réaliser l’évidence (celle de l’immanence), je ne pourrai guère, en rusant avec votre ennui, que ressasser. Les Chinois ont un autre mot : la sagesse ne s’explique pas (elle ne donne guère à comprendre) – elle est à méditer ou, mieux encore, en laissant tout son temps à ce déroulement, tel celui d’une imprégnation, à « savourer ». »
 
 
 
     
 
     
 
 
     
 
     
 
 
     
 
     
 
 
     
 
     
 
 
     
 
     
 
 
     
 
 
     
 
 
     
 
 
     
 
 
     
 
 
     
 
 
     
 
 
     
 
 
     

   
F. Jullien (1951), Un sage est sans idée, ou l’autre de la philosophie (1998), I, chap. i : « Sans rien avancer », 3 ; Seuil, « L’ordre philosophique », 1998, p. 17-19.
   
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