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  Dire  

  Dans les sociétés verbeuses, où dire est presque un commandement, les âmes timides croient qu’il est difficile de parler quand on a rien à dire. À tort. La difficulté, en ce cas, est de se taire. La preuve : tourner sa langue sept fois dans sa bouche est un supplice auxquels seuls les Chinois résistent. La preuve par l’absurde est encore plus probante : il suffit d’écouter les prétendues "informations" diffusées ou publiées dans un journal.
Question : peut-on parler pour ne rien dire ?
         
Mais enfin, nous sommes libres comme sous l’ancien régime, et même nous le sommes un peu plus : pourvu que nous ne disions rien de personne qui tienne ou qui touche à quelque chose
  « Nous nous gardons bien de dire le peu de vérités que nous savons ; nous risquerions de blesser une organisation nationalement, ou même régionalement constituée : nous risquerions de blesser le Directoire, que nous nommons Comité général, ou quelqu’un du Directoire, ou quelqu’un qui tienne à quelqu’un du Directoire ; ou nous risquerions de blesser la grande Chambre des députés socialistes, que nous nommons Congrès ; nous risquerions de blesser  quelqu’un qui ait été, qui soit ou qui devienne un jour délégué à quelque Congrès ; et puis nous devons respecter les Congrès internationaux, et les Congrès simplement régionaux, et les congrès provinciaux, et les congrès départementaux, et les congrès d’arrondissement, et les congrès cantonaux, et les congrès municipaux, et les groupes, et les groupés, et les arrière-petits-cousins et les fournisseurs des citoyens délégués. Nous avons établi des respects indéfinis, un respect universel. Cela gêne un peu la critique. Mais enfin, nous sommes libres comme sous l’ancien régime, et même, étant intervenu le progrès des mœurs, nous le sommes un peu plus, et pourvu que nous ne disions rien de personne qui tienne ou qui touche à quelque chose… »  
         
À chaque instant, nous sommes libres de dire et de faire des bêtises, mon pauvre ami, et nous en faisons, ce n’est rien de le dire
  « À chaque instant, nous sommes libres de dire et de faire des bêtises, mon pauvre ami, et nous en faisons, ce n’est rien de le dire. Nous sommes libres de tenir les propos que nous voulons, hélas, c’est-à-dire d’apporter, d’introduire les collaborations que nous voulons. Nous sommes libres de dire et de faire toutes les sottises, que nous voulons. Et nous en voulons beaucoup. »  
         
Quand tu te fais une loi de parler,
tu ne trouves rien à dire.
  « Quand tu t’imposes le silence, tu trouves des pensées ; quand tu te fais une loi de parler, tu ne trouves rien à dire. »  
         
Comment se dispenser de parler quand on a rien à dire ?
  En société, comment échapper à l’obligation de parler à tout prix ? Comment se dispenser de parler quand on a rien à dire ? D’une timidité invincible, Rousseau s’est toujours senti fort mal à l’aise dans le monde, à une époque où triomphe, dans les salons, le grand jeu de la conversation.  
      « Selon moi, le désœuvrement n’est pas moins le fléau de la société que celui de la solitude. Rien ne rétrécit plus l’esprit, rien n’engendre plus de riens, de rapports, de paquets, de tracasseries, de mensonges, que d’être éternellement renfermés vis-à-vis les uns des autres dans une chambre, réduits pour tout ouvrage à la nécessité de babiller continuellement. Quand tout le monde est occupé, l’on ne parle que quand on a quelque chose à dire ; mais quand on ne fait rien, il faut absolument parler toujours ; et voilà de toutes les gênes la plus incommode et la plus dangereuse. J’ose même aller plus loin, et je soutiens que, pour rendre un cercle vraiment agréable, il faut non seulement que chacun y fasse quelque chose, mais quelque chose qui demande un peu d’attention. Faire des nœuds, c’est ne rien faire ; et il faut tout autant de soin pour amuser une femme qui fait des nœuds que celle qui tient les bras croisés. Mais quand elle brode, c’est autre chose : elle s’occupe assez pour remplir les intervalles du silence. Ce qu’il y a de choquant, de ridicule, est de voir pendant ce temps une douzaine de flandrins se lever, s’asseoir, aller, venir, pirouetter sur leurs talons, retourner deux cents fois les magots de la cheminée, et fatiguer leur minerve à maintenir un intarissable flux de paroles : la belle occupation ! Ces gens-là, quoi qu’ils fassent, seront toujours à charge aux autres et à eux-mêmes. Quand j’étais à Môtiers, j’allais faire des lacets chez mes voisines ; si je retournais dans le monde, j’aurais toujours dans ma poche un bilboquet, et j’en jouerais toute la journée pour me dispenser de parler quand je n’aurais rien à dire. Si chacun en faisait autant, les hommes deviendraient moins méchants, leur commerce deviendrait plus sûr, et je pense, plus agréable. Enfin, que les plaisants rient s’ils veulent, mais je soutiens que la | seule morale à la portée du présent siècle est la morale du bilboquet. »  
         
Je n’ai rien à dire de moi entièrement, simplement et solidement, sans confusion et sans mélange, ni en un mot.
  « Non seulement le vent des accidents me remue selon son inclination, mais en outre je me remue et trouble moi-même par l’instabilité de ma posture ; et qui y regarde primement, ne se trouve guère deux fois en même état. Je donne à mon âme tantôt un visage, tantôt un autre, selon le côté où je la couche. Si je parle diversement de moi, c’est que je me regarde diversement. Toutes les contrariétés s’y trouvent selon quelque tour et en quelque façon. Honteux, insolent ; chaste, luxurieux ; bavard, taciturne ; laborieux, délicat ; ingénieux, hébété ; chagrin, débonnaire ; menteur, véritable ; savant, ignorant, et libéral, et avare, et prodigue, tout cela je le vois en moi aucunement, selon que je me vire ; et quiconque s’étudie bien attentivement trouve en soi, voire et en son jugement même, cette volubilité et discordance. Je n’ai rien à dire de moi entièrement, simplement et solidement, sans confusion et sans mélange, ni en un mot. Distingo est le plus universel membre de ma logique. »  
         
Tout ce que j’ai de plus poétique à vous dire est de ne rien dire
  « En attendant, je m’arrête, car tout ce que j’ai de plus poétique à vous dire est de ne rien dire. »  
         
Quand je dis rien, c’est rien. (C’est même, dans sa bouche, « rrieng » ; ils sont doux à mon oreille, ces r redoublés, ces g tout gratuits…)
  « Vite, que le préposé à la station-service dont le visage m’est familier, me parle du pays, du beau temps, du touriste, de l’estrangier et de l’autochtone ! Rien ne nous presse, nous arrivons ; et je connais notre ami « l’estation », comme on l’appelle, pour loquace. Sa femme manœuvre la pompe sans hâte, vérifie l’huile, verse l’eau ; lui, appuyé de l’épaule à un pilier, il la surveille.
– Quoi de nouveau ?
– Rien, dit l’estation.
– Comment, rien ?
– Rien, peuchère, pas même un remboursable. Sur quatre billets, vous m’avouerez que c’est dur.
– Ah ! la Loterie…
– Nature. Quand je dis rien, c’est rien.
C’est même, dans sa bouche, « rrieng ». Ils sont doux à mon oreille, ces r redoublés, ces g tout gratuits. Mais l’homme est amer. Son cœur déborde de nombres pas gagnants. »
 
         
Mme de Sévigné innove une figure géniale et mystérieuse de la pensée : ce n’est pas une certaine manière de dire quelque chose, mais la seule manière de ne rien dire ; chez elle, la manière de dire ne cache rien, parce qu’il n’y a rien, sauf que ce rien est dit comme on souhaiterait que les choses profondes fussent dites
 

« Les époques craignent les pointes et les cassures dont un style se hérisse et par lesquelles il boite. Barrès hérisse et casse après et exprès. Il ajoute à son texte ce qu’il sait être un charme. Il poivre sa sauce. Valéry en use de même. Mais s’il sale et poivre exprès, il ne sale ni ne poivre après. Sel et poivre entrent dans sa cuisine. La pointe et la cassure frivoles de madame de Sévigné l’emportent sur leurs pointes et leurs cassures savantes, sur leur sel et sur leur poivre. Sa manière de dire donne de l’intérêt à ce qu’elle dit, et cela aux antipodes des écrivains chez lesquels la manière de dire cache la platitude de ce qu’ils disent. Et l’étrange est, chez elle, que la manière de dire ne cache rien, parce qu’il n’y a rien, sauf que ce rien est dit comme on souhaiterait que les choses profondes fussent dites. De même que Remy de Gourmont écrivait : « La chance d’Edmond Rostand est une forme du génie » – on pourrait écrire de la marquise que son bonheur d’expression innove une figure géniale et mystérieuse de la pensée, qu’il en tient lieu, et n’est pas une certaine manière de dire quelque chose, mais la seule manière de ne rien dire.
Son vide possède force d’objets posés sur une table. Le volume de « La Pléiade » nous prouve que ce vide actif agissait même aplati, amputé, édulcoré par les familles et par des cuistres. (À étudier de près, on dirait une plume qui écrirait toute seule, la plume d’un conte d’Andersen, et qui aurait appris à une autre plume, madame de Grignan – à écrire toute seule.) Et comme l’aiguille à tricoter d’Andersen, ces plumes ne se prennent pas pour rien. »

 
         
Passer deux heures avec quelqu’un en ne disant rien, c’est le sommet de l’amitié
 

« J’ai toujours eu une admiration et une affection énormes pour Foucault. Non seulement je l’admirais, mais en plus il me faisait rire. Il était très drôle. Je n’ai avec lui qu’une ressemblance : ou bien je travaille, ou bien je dis des choses insignifiantes. Il y a très peu de gens au monde avec qui on peut dire des choses insignifiantes. Passer deux heures avec quelqu’un en ne disant rien, c’est le sommet de l’amitié. Il n’y a qu’avec de très grands amis qu’on peut parler de choses insignifiantes. Avec Foucault, c’était plutôt une phrase par-ci par-là. Un jour, dans le courant d’une conversation, il a dit : moi, j’aime beaucoup Péguy, parce que c’est un fou. J’ai demandé : pourquoi dites-vous que c’est un fou ? Il m’a dit : il suffit de regarder comment il écrit. Là aussi, c’est très intéressant par rapport à Foucault. Cela voulait dire que quelqu’un qui sait inventer un nouveau style, produire de nouveaux énoncés, c’est un fou. On travaillait séparément, chacun de notre côté. Je suis sûr qu’il lisait ce que je faisais, je lisais avec passion ce qu’il faisait, mais on ne parlait pas beaucoup. Et j’ai eu le sentiment, mais sans aucune tristesse, que finalement moi j’avais besoin de lui et que lui n’avait pas besoin de moi. Foucault était un homme très, très mystérieux. »

 
 
 
     
         
       
         
       
         
       
         
       
         
       
         
         
         
         
         
         
         
         
         

   
C. Péguy (1873-1914), « De la grippe », 20 février 1900 ; Gallimard, « Pléiade » : Œuvres en prose complètes, t. i, 1987, p. 412.
   
C. Péguy (1873-1914), « Clio : dialogue de l’histoire et de l’âme païenne » (1913), posthume ; Gallimard, « Pléiade » : Œuvres en prose complètes, t. iii, 1992, p. 1014.
   
Stendhal (1783-1842), Journal, Grenoble, juin 1805 ; Gallimard, « Pléiade » : Œuvres intimes, t. i, 1981, p. 330.
   
J.-J. Rousseau (1712-1778), Les Confessions, I : « Première partie », : « Livre cinquième » ; Gallimard, « Pléiade » : Œuvres complètes, t. i, 1959, p. 202-203.
   
Montaigne (1533-1592), Les Essais, II, chap. : « De l’inconstance de nos actions », P.U.F., « Quadrige », 1992, p. 335.
   
G. Flaubert (1821-1880), Smar : vieux mystère (1839) ; Gallimard, « Pléiade », Œuvres complètes, t. i : Œuvres de jeunesse, 2001, p. 598.
   
Colette (1873-1954), En pays connu (1949), « À portée de la main », “Nouvelles du pays” ; Robert Laffont, « Bouquins » : Romans, récits, souvenirs (1941-1949), t. iii, 1989, p. 1000.
   
J. Cocteau (1889-1963), Le passé défini : journal, février 1954 ; Gallimard, « NRF », t. iii, 1989, p. 47.
   
G. Deleuze (1925-1995), Deux régimes de fous : textes et entretiens (1975-1995), 39 : « Foucault et les prisons », propos recueillis par P. Rabinow et K. Gandal, History of the Present, no 2, printemps 1986 ; Minuit, 2003, p. 262.
   
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