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« Selon moi, le désœuvrement n’est pas moins
le fléau de la société que celui de la solitude. Rien ne rétrécit plus l’esprit,
rien n’engendre plus de riens, de rapports, de paquets, de tracasseries,
de mensonges, que d’être éternellement renfermés vis-à-vis les uns des autres
dans une chambre, réduits pour tout ouvrage à la nécessité de babiller continuellement.
Quand tout le monde est occupé, l’on ne parle que quand on a quelque chose
à dire ; mais quand on ne fait rien, il faut absolument parler toujours ;
et voilà de toutes les gênes la plus incommode et la plus dangereuse. J’ose
même aller plus loin, et je soutiens que, pour rendre un cercle vraiment
agréable, il faut non seulement que chacun y fasse quelque chose, mais quelque
chose qui demande un peu d’attention. Faire des nœuds, c’est ne rien faire ;
et il faut tout autant de soin pour amuser une femme qui fait des nœuds
que celle qui tient les bras croisés. Mais quand elle brode, c’est autre
chose : elle s’occupe assez pour remplir les intervalles du silence.
Ce qu’il y a de choquant, de ridicule, est de voir pendant ce temps une
douzaine de flandrins se lever, s’asseoir, aller, venir, pirouetter sur
leurs talons, retourner deux cents fois les magots de la cheminée, et fatiguer
leur minerve à maintenir un intarissable flux de paroles : la belle
occupation ! Ces gens-là, quoi qu’ils fassent, seront toujours à charge
aux autres et à eux-mêmes. Quand j’étais à Môtiers, j’allais faire des lacets
chez mes voisines ; si je retournais dans le monde, j’aurais toujours
dans ma poche un bilboquet, et j’en jouerais toute la journée pour me dispenser
de parler quand je n’aurais rien à dire. Si chacun en faisait autant, les
hommes deviendraient moins méchants, leur commerce deviendrait plus sûr,
et je pense, plus agréable. Enfin, que les plaisants rient s’ils veulent,
mais je soutiens que la | seule morale à la portée du présent siècle est
la morale du bilboquet. » |
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