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Je trouve quasi par tout qu’il faudrait dire :
Il n’en est rien
 

« Je trouve quasi par tout qu’il faudrait dire : Il n’en est rien, et emploierais souvent cette réponse ; mais je n’ose, car ils crient que c’est une défaite produite de faiblesse d’esprit et d’ignorance. »

 
         
Le fou se conduit assez raisonnablement pour un homme qui est entouré d’ennemis cachés, et dont il ne voit jamais que l’ombre fugitive ; seulement il n’est pas entouré d’ennemis cachés ; et, comme Montaigne aime à dire : « Il n’en est rien. »
  « Tout est vrai dans un fou ; car c’est pourtant vrai qu’il est fou. S’il croit voir courir des rats, c’est qu’il a les yeux malades, ou les nerfs, ou la cervelle. S’il sent des morsures de rats, c’est qu’il sent de vives douleurs, comme il arrive aux goutteux. Et peut-être faudrait-il dire qu’il n’arrive au fou rien de pis que ce qui nous arrive à tous dans la fièvre, ou seulement quand nous rêvons. La différence est en ceci que nous ne croyons point aveuglément ce qui se présente, au lieu que le fou croit tout. Le fou est un homme qui se croit. Par un mouvement brusque, par un jeu de lumière, il lui semble qu’une forme a passé d’un arbre à l’autre ; au lieu de se méfier et d’y aller voir, il se demande qui cela peut être, et ce que veut cet insaisissable. Sa pensée est un roman assez bien conduit quelquefois ; il y exerce même un esprit de sagacité, comme on voit en ceux qui, sans être fous à lier, donnent trop de place au soupçon et trop peu à la connaissance de ce qui est. Et en effet, le fou se conduit assez raisonnablement pour un homme qui est entouré d’ennemis cachés, et dont il ne voit jamais que l’ombre fugitive ; seulement il n’est pas entouré d’ennemis cachés ; et, comme Montaigne aime à dire : « Il n’en est rien. » Avant de raisonner sur le réel, il faut regarder ; c’est une idée de Stendhal. Et l’union des sentiments les plus vifs, et qui tromperaient aisément, avec un esprit qui sait se servir de ses yeux, c’est-à-dire douter de ce qui se montre, cela fait un artiste rare, qu’on ne se lasse point de lire ; cela fait un homme. Avec toute l’incrédulité possible, garder la foi, voilà l’homme de l’avenir, l’homme qui sut dire : « je serais compris dans cinquante ans. » Au contraire il faut dire d’un fou qu’à force de crédulité, il a perdu la foi. Cette opposition fait un texte suffisant pour toutes nos pensées ; qui démêle cela est bon conseiller et précieux ami. On bat les | buissons à chercher le grand secret de Stendhal ; on l’aime, et puis on le repousse, et puis on veut se moquer ; pour finir on l’aime.
Mais qu’est-ce donc ? C’est un homme à son poste d’homme, et fort attentif à son humaine situation. Entouré certes du monde, et même assez serré de ce rude compagnon, qui n’a point du tout d’égard ; mais de bien plus près serré et touché par lui-même, et voyant toutes choses à travers soi, yeux brouillés, émotions, passions ; mouvements de soi mélangés aux mouvements du monde, et qui font courir les dieux d’arbre en arbre, si l’on se croit. Mais il le sait. Pour une fois, la mathématique, la mécanique, la physique, ont servi à autre chose qu’à fabriquer d’étonnantes et ennuyeuses machines. Pour une fois, le progrès aveugle est revenu sur lui-même et s’est reconnu. Le progrès aux yeux ouverts, c’est la merveille de ce temps-ci. Ce que je crois voir, se dit l’homme, est mêlé de moi ; il s’agit de défaire ce mélange. Le plus beau moment du héros stendhalien est quand il parle, comme Ulysse, à son propre cœur, mais mieux : je suis fou ; je dois penser que tout ce que je suppose est faux. Napoléon, son modèle, avait des parties de jugement ; il savait bien dire : Ce qui me plaît à croire est suspect. Par cette précaution, on arrive à percevoir les signes réels ; on arrive à un degré admirable de confiance. Mais cela n’entre point en nos ajusteurs de sagesse, qui font des serrures pour d’autres. Et quel avantage en ce savoir-faire, s’ils croient ce qui leur plaît, ou seulement ce qui les touche ? En leurs équations, ils ne croient rien ; ils font l’enquête bien exacte et le recensement : mais s’ils sont candidats à l’Académie, ils croient tout. Le premier fripon conduit leurs pensées, si seulement il sait flatter. Aussi ces crédules sont-ils rongés de doutes, c’est-à-dire guéris d’un flatteur par un autre flatteur. Il fallait douter par connaissance de soi, non par expérience des flatteurs ; mais c’est la difficile école, et même ignorée ; d’où vient que le mot de critique a pris un sens étrange et détourné. Critique veut dire séparation ou distinction. »
 
         
         
         

   
Montaigne (1533-1592), Les Essais, III, chap. xi : « Des boiteux », P.U.F., « Quadrige », 1992, p. 1027.
   
Alain (1868-1951), Propos, § 508, mai 1930 ; Gallimard, « Pléiade », t. ii, 1970, p. 822-823.
   
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