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Dernière édition MMV - Ours - Minuit  
Ludibrium  
       
 

 

       
Le rituel proprement romain est le ludibrium ; ce jeu sarcastique est ce qu’a apporté Rome au monde antique : la mise en scène sarcastique où la société vient en foule et vient comme foule unanime
  « L’indécence rituelle caractérise Rome : c’est le ludibrium. Cette complaisance romaine à l’obscénité verbale découle des chants fescennins chantés lors de la cérémonie de la priapée (le cortège de Liber Pater). La priapée consiste à brandir le fascinus géant contre l’invidia universelle.
En – 271, Ptolémée ii Philadelphe, pour célébrer la fin de la première guerre de Syrie, se plaça à la tête d’un grand cortège de chars qui exhibaient au regard de tous les richesses de l’Inde et de l’Arabie. L’un de ces chars portait un énorme phallos en or de cent quatre-vingts pieds de long que les Grecs appelaient Priapos. Le nom de Priapus supplanta peu à peu à Rome le nom de Liber Pater. |
Que ce soit sous les formes des tournois d’obscénités, des saturæ, des declamationes, des sacrifices humains dans l’arène, des chasses feintes dans des parcs feints (ludi), le rituel proprement romain est le ludibrium. Ce rite des sarcasmes priapiques s’étend sur tout l’empire. Ce jeu sarcastique est ce qu’a apporté Rome au monde antique. Par-delà le châtiment, au-delà du spectacle de la mort affrontée ou des sacrifices mis en scène sous forme de combats à mort, la société se venge et se rassemble par la mise à mort risible. C’est le ludus (le « jeu » par excellence, le mot ludus étant lui-même étrusque) qui avant d’être représenté dans l’amphithéâtre est mimé dans la danse et la grossièreté fescennines : c’est la pompe sarcastique du fascinus sur la moindre parcelle du territoire de chaque groupe. Tout triomphe comporte sa séquence d’humiliations sadiques qui déchaîne les rires et qui fédère les rieurs dans l’unanimité vindicative. À la punition prévue par la loi s’ajoute la mise en scène sarcastique où la société vient en foule et vient comme foule unanime – comme une pluie d’atomes agrégés soudain en Populus Romanus – concourir au spectacle législatif en participant collectivement à la vengeance de l’infraction. |
Un ludibrium ouvre notre histoire nationale. En septembre – 52, après la prise d’Alésia, César fait amener en chariot Vercingétorix à Rome. Il l’enferme durant six années dans un cachot. En septembre – 46, César réunit en faisceau les quatre triomphes (sur la Gaule, sur l’Égypte, sur le Pont et sur l’Afrique) qui lui ont été consentis. Le cortège part du Champ de Mars, passe par le cirque Flaminius, traverse la via Sacra et le Forum et se termine au temple de Jupiter Optimus Maximus. L’imago de César en bronze est traînée sur un char tiré par des chevaux blancs. Soixante-douze licteurs précèdent la statue, les fasces à la main. Le butin, les trésors, les trophées les suivent en longues colonnes. Puis ce sont les machines, les cartes géographiques illustrant les victoires et des peintures coloriées sur de grands panneaux de bois (des affiches). L’un de ces panneaux représente Caton à l’instant de mourir. Au terme du cortège, des centaines de prisonniers défilent sous les sarcasmes populaires, parmi lesquels on distingue Vercingétorix couvert de chaînes, la reine Arsinoé et le fils du roi Juba. César aussitôt après la célébration du quadruple triomphe fait mettre à mort Vercingétorix dans l’obscurité de la prison du Mamertinum. |
Un ludibrium fonde l’histoire chrétienne. La scène primitive du christianisme – le supplice servile de la croix réservé à celui qui se prétend Dieu, la flagellatio, l’inscription Iesus Nazarenus Rex Iudæorum, le manteau pourpre (veste purpurea), la couronne royale faite d’épines (coronam spineam), le sceptre de roseau, la nudité infamante – est un ludibrium conçu pour faire rire. Les Chinois du xviie siècle que cherchaient à catéchiser les pères jésuites le prenaient d’emblée pour tel et ne comprenaient pas qu’on pût faire un article de foi d’une scène comique.
À l’origine, les vers fescennins étaient des sarcasmes les plus grossiers possible et les insultes sexuelles alternées que les jeunes gens des deux sexes s’adressaient l’un à l’autre. À ces vers (ces répliques alternées et dansées) s’ajoutaient les saturæ et les farces atellanes. Les hommes se déguisaient en bouc attachant sur le devant de leur ventre un fascinum (un godemiché, un olisbos). Aux Lupercales ils se déguisaient en loups, purifiant tous ceux qui se trouvaient sur leur passage en les flagellant. Aux Quinquatries ils se déguisaient en femmes. Aux Matronalia les matrones devenaient serves. Aux Saturnales les esclaves prenaient les habits des Patres et les soldats | se déguisaient en louves. Jésus est déguisé en « roi des Saturnales » mené vers sa crux servilis. Avant que satura signifiât roman, le bassin appelé lanx satura voulait dire pot-pourri des prémices de toutes les productions de la terre. Quand Pétrone composa sous l’Empire, la première grande satura, il fit un pot-pourri d’histoires obscènes dont tout le souci consistait à réveiller la mentula défaillante du narrateur du récit pour la retransformer en fascinus. »
       
     
       
     
       
     
       
     
       
 
   
       
       

 

   
P. Quignard, Le sexe et l’effroi, chap. ii : « Le fascinus » ; Gallimard, « Folio », 1994, p. 76-80.
   

 

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