Retour au menu
Dernière édition MMV - Ours - Minuit  
Moderne  
       
 

 

       
Le monde moderne est mon climat d’écrivain ; la vie d’aujourd’hui m’amuse, sauf le théâtre contemporain dont j’ai horreur, réservé qu’il est à un étroit public qui a le crâne bourré par des pions de lycée et de collège, et qui croit à de la grandeur tragique quand on lui sert des vieilleries gréco-romaines...
  « Je puis aussi bien vivre à San-Francisco ou à New-York qu’au Tremblay-sur-Mauldre. J’aurai été un des premiers poètes du temps à vouloir mener ma vie sur un plan mondial. Mais quel ennui d’écrire ! […] Je suis partout chez moi et […] le monde moderne est mon climat d’écrivain. La vie d’aujourd’hui m’amuse, sauf le théâtre contemporain dont j’ai horreur, réservé qu’il est à un étroit public qui a le crâne bourré par des pions de lycée et de collège, et qui croit à de la grandeur tragique quand on lui sert des vieilleries gréco-romaines, sous prétexte que Mme Dreyfus et M. Dupont souffrent de refoulements ! Et même quand un Giraudoux appelle Mme Dreyfus Électre et un Cocteau son Dupont le roi Arthur, ces auteurs si représentatifs de la comédie contemporaine, loin de les grandir n’ajoutent que de la platitude – ou de la boursouflure – à leurs personnages. Aussi, si j’ai un grand faible pour les comédiennes, je ne les fréquente qu’à la ville, où elles réussissent leurs plus belles scènes, et ne les admire que dans les coulisses, où elles se jouent la grande passion et se dévorent entre elles comme des hyènes et des chiennes malades de jalousie, mais ne vais jamais les applaudir au théâtre, car je les aime trop pour les entendre débiter leurs singeries pseudo-classiques. Et pensant à mon opéra de La Femme aimée, j’imaginais la grande scène de l’Opéra royal de Copenhague, écrasée et réduite, comme le ring de Madison-Garden, une nuit de championnat de boxe, par la lumière crue d’un million de projecteurs braqués perpendiculairement sur elle, et, tout autour, étagés dans la nuit antarctique, l’océan, les icebergs, les glaciers, le chasse-neige, le blizzard. Ainsi, mes personnages vivants, épisodiques, paraîtraient minuscules et véritablement à l’échelle, non seulement du drame cosmique qui se déchaîne autour d’eux et les retient prisonniers du pôle, mais de leur propre destinée. Et j’entendais la voix de Béatrix retentir. Et je voyais une immense antenne de T. S. F. s’allumer, se décharger, crépiter, et, à chaque parole, des éclairs de néon claquer, courir, zigzaguer de la rampe au cintre… »
       
     
       
     
       
     
       
     
       
 
   
       
       

 

   
B. Cendrars (1887-1961), La Vie dangereuse (1938), Cinquième chapitre : « La femme aimée », 10 ; Denoël : œuvres complètes, t. iv, 1962, p. 579.
   

 

En haut de page