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  Le théâtre japonais (no) est fortement influencé par le bouddhisme zen. Nô comment.
         
Oubliez le théâtre et regardez le
  « Oubliez le théâtre et regardez le Nô. Oubliez le Nô et regardez l’acteur. Oubliez l’acteur et regardez l’idée (le cœur, kokorô). Oubliez l’idée et alors v[ous] comprendrez le Nô (Seami). »  
         
Le , école de lenteur.
  « Samedi 19 [décembre] à Marigny. J[ean]-L[ouis] B[arrault] qui nous mime à lui tout seul la pièce de Cevantès Numance. Je n’entends rien et je m’ennuie. J[ean]-L[ouis] B[arrault] comprend l’importance du geste auquel doit participer le corps entier. Mais il n’a pas réfléchi au sens de chaque mouvement et il se livre au petit bonheur à l’inspiration q[ui] aboutit la plupart du temps à la trépidation comédienne des avant-bras, cette fois élargie à tout le corps. Il y a des bons moments, mais toute son éducation mimique est à refaire. Il faudrait qu’il voie les nôs. Importance de la lenteur. »  
         
À un spectacle de de l’école Kongo (Kyoto, avril 1964).
  « La salle est petite, sombre, patinée comme un chaudron, le sol natté luisant dans la pénombre. Le public : vieilles et vieux, crânes poncés, chignons tirés sur des calvities qui brillent. Visages de femmes pleins d’espièglerie, de rides et de sérénité. Les hommes, l’air plus engourdis, fort savants, un peu mités. Tous suivent et murmurent à mi-voix la partition ouverte sur leurs genoux. Ce fredon répond aux acteurs, les accompagne et lie plus étroitement la scène à la salle que les « répons » ne lient le prêtre catholique à ses ouailles. Avec cela, aucun empois, aucune gêne : à tout moment ces spectateurs quittent leur place, trottent vers la sortie sur leurs chaussons d’étoffe, un peu voûtés pour ne pas déranger, prennent l’air, le thé, fument, puis reviennent tout aussi discrètement pour ne pas manquer une réplique ou un récitatif particulièrement attendu et goûté.
… Une châtaigne pétant sur la braise, un grillon furibond chantant dans la farine font-ils de la musique ? | En écoutant pour la première fois celle du no, je me suis posé la question. Outre le chœur des récitants, une flûte traversière et deux tambourins en forme de sablier constituent tout l’orchestre. Lorsque le livret l’exige, on ajoute un tambour plus gros. Il faut voir ces deux tambourinaires, leur instrument posé sur l’épaule ou sur les genoux : au prix d’un grand effort, la main droite se détache de la peau, les doigts se crispent, la pomme d’Adam monte et descend, toute l’attitude suggère une tension intolérable qui se défait en un faible gémissement. Puis la main retombe, mais ce n’est pas à tout les coups qu’elle frappe, et quand elle frappe c’est faiblement, avec des doigts de laine. « Rien de trop », voilà ce qu’au xve siècle a écrit Zeami, qui est un des fondateurs du no. Parfois un cri presque animal, une sorte de « yoooup ! » étranglé, précède le son du tambour. Ce mélange incongru ne fait pourtant pas rire. Le plus étonnant est que ces musiciens aux allures de suppliciés, ces récitants immobiles, doigts serrés sur l’éventail, qui vous décochent par rafales un texte que je ne comprends pas, cette musique si lente, si péniblement arrachée, possède un tel pouvoir incantatoire, une magie si souveraine que l’auditeur étranger, à peine revenu de sa stupeur, est proprement « emballé », emporté par plus fort que lui dans l’espace nocturne et raréfié du no.
J’étais mal disposé pourtant : quelques « connaiseurs » et raseurs ésotérisants m’ayant gâté le plaisir à l’avance en m’assurant qu’ignorant comme je l’étais, je ne tirerais rien du spectacle (avez-vous déjà bu une bouteille avec un connaisseur en vin ? c’est un supplice). Prévenu donc et sur la défensive, mais passé une demi | heure j’étais enlevé à moi-même par la qualité que j’attendais le moins de ce théâtre : la puissance.
Voilà cinquante ans Claudel écrivait : « La tragédie c’est quelque chose qui arrive, le no c’est quelqu’un qui arrive. » Cet arrivant gagne la scène par un passage visible de la salle. On l’appelle le Shite, il incarne un dieu des Enfers, un bodhisattva, un Démon, une Âme en peine, etc. Il porte un masque, souvent terrible ; son costume – des toises de brocart cassant – est d’une indicible et sinistre élégance. Ce personnage dont un tambour spécial signale l’approche et qui s’avance sur ses chaussons blancs avec une lenteur de cauchemar représente l’outre-monde du no. Celui qui l’attend sur scène, visage découvert, est un humain : prêtre vagabond, impératrice entrée en religion, femme à la recherche d’un disparu. C’est le waki, il se tient à la frontière de deux mondes, prêt à donner ou à recevoir une paix très longtemps attendue. Son costume – j’allais dire son plumage – est plus modeste, comme celui de la femelle chez les grands paradisiers. Il explique et prépare le public à l’apparition dont il va être le témoin et pour laquelle il représente peut-être la délivrance. Cette attente est très chargée, on ne sent pas passer le temps et la venue du Shite est un véritable dénouement. Scéniquement et spirituellement, le no dénoue. C’est un moyen libératoire.
Cette première fois, j’ai somnolé par instants, suis à plusieurs reprises sorti me dégourdir les jambes ; chaque fois que je retrouvais la scène, la chevelure rousse et démoniaque du Shite (dans ce no, un gardien des Enfers), le chœur et ses voix d’outre-tombe, j’étais aussitôt remis dans le courant. Le no – écrivait encore | Zeami – est comme une nuit au cœur de la journée. Ou comme le silence d’une bouche fermée par la neige. »
 
         
Le théâtre (Tokyo, mai 1965).
  « Ceux qui pratiquent cet art noble vivent à l’écart, obscurs et concentrés comme des carpes centenaires sous quinze brasses d’eau noire. Après m’être suffisamment exercé les poumons, j’ai fini par me faire un ami dans le no. Nous nous sommes écrit plusieurs lettres avant d’échanger un regard : à cette profondeur-là, il ne faut pas brusquer les choses. Il en a profité pour m’informer de son âge et établir ainsi qu’il était mon aîné. La séniorité a ici beaucoup d’importance. Cela réglé, tout est allé très aisément. D’autant plus qu’il souhaite améliorer son français, qu’il parle avec infiniment de lenteur et de préciosité. Il est venu me recevoir en linge de corps et caleçons longs dans l’antichambre où il fait attendre ses hôtes. Un étroit visage spectral aux orbites profondes, d’interminables mains blanches qui flottent comme des algues à la hauteur de sa bouche pendant qu’il construit ses phrases soigneusement, par petits morceaux. Il est septième du nom dans une illustre dynastie d’acteurs de l’école Kanze. Il a dû reprendre le métier de son père, les costumes et les masques du patrimoine familial, et son fils en fera autant. Il m’emmène dans la coulisse pour me présenter ce successeur auquel on essaie la tenue du prochain spectacle. L’enfant a six ou sept ans, un visage lisse comme un marron, des yeux d’une gravité et d’une mélancolie déjà professionnelles. Il est agenouillé immobile et porte une magnifique crinière noire de démon. |
– Ce sont les poils d’un coursier funèbre, dit le père qui ajoute : Peut-on dire ainsi ?
– On dit crins, coursier funèbre c’est très littéraire.
– Oui, les crins d’un coursier funèbre.
Dans le no, on n’emploie que des termes nobles, et des formules de politesse qui n’existent plus nulle part au Japon.
Lorsqu’il cherche un mot, mon ami réfléchit et attend ; cela peut durer quinze ou vingt secondes. C’est bien ainsi, j’ai tout mon temps. Lorsqu’un doute l’effleure, il me demande :
– Futur simple de pouvoir ?
– Je pourrai, tu pourras, il pourra.
– Non ! plus poli.
– On n’est pas plus poli.
Comme pour s’excuser de n’être que « Grand Chambellan de la Gauche » ou fantôme d’un guerrier célèbre, les personnages du no, fléchis sous leurs merveilleux costumes, commencent par vous offrir leur généalogie et leur itinéraire : « Je suis le spectre de… gendre de… du clan de… venant de… allant à en passant par… », et déplient pour vous la froide et mélancolique géographie du Japon d’autrefois : Bungo, Echizen, Matsu, Oku, les provinces qu’ils ont traversées, les abîmes, les cols, sous la bourrasque ou sous la neige, car au rythme du no, les voyages sont si lents que toujours l’hiver vient vous surprendre en route. On progresse à petits pas dans une sorte de Tibet mental.
Thème de no : un voyageur fatigué s’endort près d’un puits ; l’ombre d’une femme qui s’y était autrefois jetée en sort et danse l’amour malheureux qui l’a conduite à cette fin. Le voyageur se réveille, inexplicablement | remué par ce rêve qui – on le sent – va le faire cheminer vers son éveil spirituel. Avec cela, on vous tient facilement deux heures en haleine. J’aime beaucoup cette économie et, après tout, une vie humaine contient-elle vraiment plus que cette trajectoire-là ? Le reste n’est que péripéties, qu’on a bien raison de ne pas porter à la scène.
Pas besoin d’être grand clerc pour être ému et ravi par le no. Deux choses cependant : savoir qu’il est plus lent que tout ce que le mot lenteur suggère à l’Occidental, et se procurer une traduction du texte (il en existe pour tous les nos majeurs) qui est souvent d’une très grande poésie. Quant au style des masques, façons de frapper le tambour, variantes d’écoles, ce sont des finesses d’érudits qui n’ajoutent pas plus au repas que le nom des plats pour qui a faim. En revanche, une connaissance empirique du bouddhisme japonais, acquise sans le vouloir en traînant dans les hôpitaux de nuit, les gares de province – le bouddhisme est aussi là –, les petits temples campagnards où le bonze somnole sur sa bouteille de bière, bref, dans tous ces lieux un peu déshérités qui rappellent ce que ce monde a de transitoire et de douloureux…, cette connaissance-là contribuera beaucoup à votre plaisir. »
 
 
 
     
 
 
     
 
 
     
 
 
     
 
 
     
 
 
     
 
 
     
 
 
     
 
 
     
 
 
     
 
 
     
 
 
     
 
 
     
 
 
     
 
 
     
 
 
     
 
 
     
 
 
     
 
 
     
 
 
     
 
 
     
 
 
     
 
 
     
 
 
     
 
 
     
 
 
     
 
 
     

   
P. Claudel (1868-1955), Journal, août 1926 ; Gallimard, « Pléiade », t. i, 1968, p. 729.
   
P. Claudel (1868-1955), Journal, 19 décembre 1953 ; Gallimard, « Pléiade », t. ii, 1969, p. 851.
   
N. Bouvier (1929-1998), Chronique japonaise (1975), I, ix : « Le cahier gris », Kyoto, avril 1964 (à un spectacle de no de l’école Kongo) ; Payot, « Petite bibliothèque / Voyageurs », no 53, 1991, p. 84-87.
   
N. Bouvier (1929-1998), Chronique japonaise (1975), I, ix : « Le cahier gris », Tokyo, mai 1965 (le théâtre no) ; Payot, « Petite bibliothèque / Voyageurs », no 53, 1991, p. 87-89.
   
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