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« La
double méprise. – Dans une controverse orale, le dosage de
la parole et du silence est un art. Celui qui parle trop semble douter
du bien-fondé de ses raisons. Occupant lourdement le terrain, il laisse
au contradicteur l’avantage de la réplique acerbe, du bon mot dévastateur
qui ébranlera l’édifice rhétorique surchargé d’arguments et empêtré
de ratiocinations. Personnellement, confronté à un discoureur – et dieu
sait qu’on en croise partout, de ces péroraisonneurs de comptoir –,
je dégage le terrain au premier échange. Quitte à passer pour pusillanime,
je préfère de beaucoup me renfrogner dans l’attitude de l’auditeur paralysé
par le sentiment de son infériorité, car je sais que mon silence est
un leurre, qu’il masque ma liberté d’esprit et que je peux, à mon aise,
transformer en personnage le beau parleur.
Cette ruse mentale manque de | loyauté. Mais elle est le prix tactique
à payer face aux pachydermes de la controverse, qui vous écrabouillent
sans ménagement sous prétexte qu’ils ont raison contre votre discrétion
et vos répliques pincées. Laissons-les s’engager à découvert. Qu’ils
ébranlent l’air de leurs discours ! Il n’est même pas besoin de
parler pour retirer d’un coup le tapis de sous leurs pieds : souvent,
un sourire suffit à les renverser sur le cul, dans une poussière d’arguties
brisées. L’ironie est une manière de guérilla.
Voilà une situation dessinée selon un modèle un peu idéal. Elle suppose
pas mal de fanfaronnade d’un côté, et presque trop de finesse de l’autre.
La réalité n’est pas aussi académique. Contrairement à l’apparence,
l’éléphant est un animal intelligent qui ne se risque pas en terrain
inconnu. C’est ainsi que dans une discussion à jeun, il est rare qu’un
partenaire débite son point de vue sans solliciter notre approbation.
Un silence prolongé de notre part nous disqualifierait. L’usage de l’ironie
à mauvais escient serait pire : il pointerait la prétention minable
d’utiliser un moyen qui nous dépasse. Il faut donc retenir comme une
sorte | d’obligation psychologique la nécessité de répliquer à intervalles
plus ou moins réguliers dans une discussion dont l’enjeu nous importe,
sauf si notre vis-à-vis est par trop au-dessous du niveau minimum souhaitable.
Dans ce dernier cas, il n’y a aucune raison de se gêner pour lui éclater
de rire au nez ou, ce qui revient presque au même, pour surenchérir
dans le sérieux affecté. En choisissant la componction caricaturale,
on ne choisit pas forcément la voie de la facilité. Le jeu peut s’éterniser,
l’ennui gagner ; enfin, il faudra conclure sans pouffer. Il existe
même un risque de jouer le rôle du dupeur dupé : comment décider
qui, de lui ou de nous, s’est moqué de l’autre ? Le quiproquo,
qui assure à chacun la victoire par l’établissement ironique d’une symétrie
rappelant un jeu de miroir où le reflet devient aussi réel que l’objet,
ne vaut pas qu’au théâtre. La double méprise constitue l’une des possibilités
les plus excitantes du rapport à autrui. Combien de fois ne m’est-il
pas arrivé de douter après coup d’avoir été le farceur de la farce,
comme je l’avais cru d’abord, tout en songeant qu’à cet instant, l’autre
se posait peut-être la même question que moi ? »
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