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« Au regard de la loi, la détention peut
bien être privation de liberté. L’emprisonnement qui l’assure a toujours
comporté un projet technique. Le passage des supplices, avec leurs rituels
éclatants, leur art mêlé de la cérémonie de la souffrance, à des peines
de prisons enfouies dans des architectures massives et gardées par le
secret des administrations, n’est pas le passage à une pénalité indifférenciée,
abstraite et confuse ; c’est le passage d’un art de punir à un autre,
non moins savant que lui. Mutation technique. De ce passage, un symptôme
et un résumé : le remplacement, en 1837, de la chaîne des forçats
par la voiture cellulaire. » |
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« Ce qui, en juin 1837, fut adopté pour
remplacer la chaîne, ce ne fut pas la simple charrette couverte dont
on avait parlé un moment, mais une machine qui avait été fort soigneusement
élaborée. Une voiture conçue comme une prison roulante. Un équivalent
mobile du Panoptique. Un couloir central la partage sur toute sa longueur :
de part et d’autre, six cellules où les détenus sont assis de face.
On passe leurs pieds dans des anneaux qui sont intérieurement doublés
de laine et réunis entre eux par des chaînes de 18 pouces ; les
jambes sont | engagées dans des genouillères de métal. Le condamné est
assis sur « une espèce d’entonnoir en zinc et en chêne qui se déverse
sur la voie publique ». La cellule n’a aucune fenêtre sur l’extérieur ;
elle est entièrement doublée de tôle ; seul un vasistas, lui aussi
en tôle percée, donne passage à « un courant d’air convenable ».
Du côté du couloir, la porte de chaque cellule est garnie d’un guichet
à double compartiment : l’un pour les aliments, l’autre, grillagé,
pour la surveillance. « L’ouverture et la direction oblique des
guichets sont combinées de telle sorte que les gardiens ont incessamment
les yeux sur les prisonniers, et entendent leurs moindres paroles, sans
que ceux-ci puissent venir à bout de se voir ou de s’entendre entre
eux. » De telle sorte que « la même voiture peut, sans le
moindre inconvénient contenir tout à la fois un forçat et un simple
prévenu, des hommes et des femmes, des enfants et des adultes. Quelle
que soit la longueur du trajet, les uns et les autres sont rendus à
leur destination sans avoir pu s’apercevoir ni se parler ». Enfin
la surveillance constante des deux gardiens qui sont armés d’une petite
massue en chêne, « à gros clous de diamants émoussés », permet
de faire jouer tout un système de punitions, conformes au règlement
intérieur de la voiture : régime de pain et d’eau, poucettes, privation
du coussin qui permet de dormir, enchaînement des deux bras. « Toute
lecture autre que celle des livres de morale est interdite. »
N’aurait-elle eu que sa douceur et sa rapidité, cette machine « eût
fait honneur à la sensibilité de son auteur » ; mais son mérite,
c’est d’être une véritable voiture pénitentiaire. Par ses effets extérieurs
elle a une perfection toute benthamienne : « Dans le passage
rapide de cette prison roulante qui sur ses flancs silencieux et sombres
ne porte d’autre inscription que ces mots : Transport de Forçats, il y a quelque chose
de mystérieux et lugubre que Bentham demande à l’exécution des arrêts
criminels et qui laissent dans l’esprit des spectateurs une impression
plus salutaire et plus durable que la vue de ces cyniques et joyeux
voyageurs. » Elle a aussi des effets intérieurs ; déjà dans
les quelques journées du transport (pendant lesquelles les détenus ne
sont pas détachés un seul instant) elle fonctionne comme un appareil
de correction. On en sort étonnamment assagi : « Sous le rapport
moral ce transport qui pourtant ne dure que soixante-douze heures est
un supplice affreux dont l’effet agit longtemps, à ce qu’il paraît,
sur le prisonnier. » Les forçats en témoignent eux-mêmes :
« Dans la voiture cellulaire quand on ne dort pas, on peut que
penser. | À force de penser, il me semble que cela me donne du regret
de ce que j’ai fait ; à la longue, voyez-vous, j’aurais peur de
devenir meilleur et je ne veux pas. »
Mince histoire que celle de la voiture panoptique. Pourtant la façon
dont elle se substitue à la chaîne, et les raisons de ce remplacement
resserrent tout le processus par lequel en quatre-vingts ans la détention
pénale a pris la relève des supplices : comme une technique réfléchie
pour modifier les individus. La voiture cellulaire est un appareil de
réforme. Ce qui a remplacé le supplice, ce n’est pas un enfermement
massif, c’est un dispositif disciplinaire soigneusement articulé. En
principe du moins. »
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