Le menu de Thélème Dernière édition MMVI - Ovrs - Minuit Le menu de Thélème
Retour au théâtre‡‡ Seuil \ Menu \ Théâtre \
Bas de page Théâtre / MenuSeuil ‡‡ Aller au théâtre
  Scène  

 

  Vite, dans un sac, en scène !
La scène est à la fois un espace et une mise.
En tant qu’espace, la scène désigne le lieu où se produit la rencontre de l’événement et de la fiction.
 
 
     
De la skènè à la scène : le lieu du change des masques.
  « La skènè. Le mot scène en grec ancien signifiait la tente à l’arrière-plan de l’aire visible, de l’espace contemplable (mot à mot en grec : théâtral). Là, dissimulés par l’étoffe de la tente, ou encore par l’écran d’un simple rideau, ou derrière les planches d’une espèce de cabanon de bric et de broc et d’arrière-vision, les acteurs déposaient les masques dont ils avaient usé et ils en reprenaient d’autres.
Puis ce mot de skènè, qui avait servi à désigner la partie cachée au fond de l’espace visible, s’étendit à l’espace tout entier qui la devançait.
En fait il n’y a qu’une scène pour les espèces sexuées et l’expression « scène primitive » est un doublon. Le lieu du change des masques (du change des | figures, du renouvellement des traits et des visages humains au cours de la copulation) est la scène primitive. C’est le changement des personnages à l’ombre d’une tente. »
 
 
 
     
Quelquefois certains acteurs restent en scène trop longtemps : ils s’étalent.
  « Quelquefois certains acteurs restent en scène trop longtemps. Un des seuls mots du jargon du théâtre que j’aie retenu – mais bien retenu – c’est celui-ci : ils s’étalent.
L’acteur doit agir vite, même dans sa lenteur, mais sa vitesse, fulgurante, étonnera. Elle et son jeu le rendront si beau que lorsqu’il sera happé par le vide des coulisses, les spectateurs éprouveront une grande tristesse, une sorte de | regret : ils auront vu surgir et passer un météore. Un pareil jeu fera vivre l’acteur et la pièce.
Donc : apparaître, scintiller et comme mourir. »
 
 
 
     
Les deux scènes : la scène primitive et la scène ultime.
  « Les deux scènes. Il se trouve qu’il y a deux scènes qui sont invisibles à toute femme et à tout homme : une primitive, une ultime.
Ce sont les deux scènes sans présence. (Ce sont les deux scènes de ce qui est irreprésentable pour chaque individu présent, c’est-à-dire en vie.)
La scène qui a manqué toujours à la vue de celui qui est présent est la scène primitive (la conception de notre corps, les conditions du désir qui y a présidé, la posture élue, l’identité de l’homme sur le corps de la mère en train de la saillir, etc.).
La scène qui manquera toujours à la vue de celui qui est vivant est celle de l’affrontement à la mort, la scène ultime (les circonstances de l’arrêt de la pulsation cardiaque qu’avait connue le fœtus, et celles de l’asphyxie du rythme pulmonaire qui avait envahi au | cours d’un hurlement le nouveau-né en le mêlant au langage).
Pour le dire en latin, ces images sont les Épouvantables.
Pour le traduire en employant des mots grecs, ces scènes sont les Phobiques.
Pourtant elles hantent comme telles aussi bien la vision volontaire que le spectacle involontaire des rêves. La mémoire du passé, l’imagination de l’avenir se fondent dans leur carence révulsive.
Toucher ces deux scènes qui sont les extrémités de notre singularité est aussi désagréable et aussi intime que toucher la nudité visqueuse de notre œil sans que la paupière se referme. »
 
 
 
     
La double scène de la castration a passionné les hommes : l’ablation des testicules chez l’enfant aboutissait à une ablation de la mue.
  « Toute castration est aussitôt vocale et l’est peut-être tout d’abord. Le développement des cartilages laryngés et des cordes vocales – qui est une opacification de ces cordes, un autre assombrissement, et pour ainsi dire la confection des boyaux d’une viole lointaine – est indistinct du développement des bourses. D’où l’absence de mue consécutive à la castration. À vrai dire un tel retranchement de la mue masculine n’est pas « consécutif » au tranchement des bourses, la symétrie plus obscure persiste dans le corps : elle est le son même de ce retranchement. Elle est la voix de cette perte. L’infantilisme de la voix « parle » le déchet du testicule. Cette double scène a passionné les hommes. L’ablation des testicules chez l’enfant aboutissait à une ablation de la mue. »  
         
Mais sur la scène, habillé en femme, l’illusion était complète : il embrasait…
  « Rentré chez moi, je pris un bain, et après une heure de repos, je me levai, je fis ma toilette et je dînai gaiement en famille. Le soir, après avoir promené la famille Mengs dans mon landau, nous allâmes au théâtre Aliberti, où le castrato chargé du rôle de la prima donna faisait courir toute la ville. C’était le favori complaisant, le mignon du cardinal Borghèse, qui soupait chaque soir tête à tête avec Son Éminence.
La voix de ce castrat était belle, mais son mérite principal était sa beauté. Je l’avais vu en homme à la promenade ; mais, quoique fort joli, sa figure ne m’avait fait aucune impression, car on voyait tout de suite que c’était un homme mutilé ; mais sur la scène, habillé en femme, l’illusion était complète : il embrasait.
Serré dans un corset bien fait, il avait une taille de nymphe, et chose presque incroyable, sa gorge ne le cédait en forme ni en beauté à aucune gorge de femme ; c’était surtout par là que ce monstre faisait ravage. Bien qu’on sût la nature négative de ce malheureux, si la curiosité vous faisait porter les yeux sur sa poitrine, un charme inexprimable agissait sur vous, et on devenait amoureux fou. Pour résister ou ne rien sentir, il aurait fallu être froid et négatif comme un Allemand.
Quand il se promenait sur la scène en attendant la ritournelle de l’air qu’il chantait, sa marche avait tout à la fois quelque chose de majestueux et de voluptueux, et lorsqu’il distribuait aux loges la faveur de ses regards, le tournoiement tendre et modeste de ses yeux noirs portait le ravissement au cœur. Il était évident qu’il voulait nourrir l’amour de ceux qui l’aimaient homme et qui, probablement, ne l’auraient pas aimé s’il eût été femme.
Rome la sainte qui, de cette manière, oblige tous les hommes à devenir pédérastes, ne veut pas en convenir, ni croire aux effets d’une illusion qu’elle fait tout son possible de faire naître.
Comme je faisais ces réflexions tout haut, un monsignor de la manchette, voulant me donner le change, me dit :
« Vous avez bien raison. Pourquoi permettre à ce castrato d’étaler une gorge dont pourrait être fière la plus belle des Romaines, tandis qu’on veut que chacun sache que c’est un homme et non pas une femme ? Si la scène est interdite au beau sexe, de crainte que ses appas n’excitent des désirs incestueux, pourquoi recherche-t-on des hommes qui, par leur monstrueuse conformation, produisent une illusion complète, et qui excitent des désirs bien plus criminels ? On s’obstine à prôner qu’on a tort de croire la pédérastie si facile, si commune, et qu’il faut rire du petit nombre de ceux que l’illusion séduit, puisqu’ils sont bien attrapés quand ils viennent aux éclaircissements ; mais beaucoup de gens d’esprit courent après l’attrape et finissent par la trouver si douce que, loin d’y renoncer pour la réalité, ils préfèrent ces messieurs aux plus belles femmes.
– Le pape s’assurerait le ciel en détruisant ce coupable abus.
– Je ne le pense pas. On ne pourrait pas sans scandale, donner à souper à une belle chanteuse tête à tête, mais on le peut à un castrat. On sait bien qu’après souper, le même oreiller reçoit leurs têtes ; mais ce que tout le monde sait, chacun l’ignore. On peut coucher d’amitié avec un homme ; il n’en est pas de même avec une femme.
– C’est vrai, monsignor, on sauve les apparences, et péché caché est à moitié pardonné, comme on dit à Paris. |
– À Rome, on dit qu’il l’est tout à fait. »
 
         
Jouer un rôle sur la scène du monde.
  « Aurait-on mieux développé mon intelligence en me jetant plus tôt dans l’étude ? J’en doute : ces flots, ces vents, cette solitude qui furent mes premiers maîtres, convenaient peut-être mieux à mes dispositions natives ; peut-être dois-je à ces instituteurs sauvages quelques vertus que j’aurais ignorées. La vérité est qu’aucun système d’éducation n’est en soi préférable à un autre système : les enfants aiment-ils mieux leurs parents aujourd’hui qu’ils les tutoient et ne les craignent plus ? Gesril était gâté dans la maison où j’étais gourmandé : nous avons été tous deux d’honnêtes gens et des fils tendres et respectueux. Telle chose que vous croyez mauvaise met en valeur les talents de votre enfant ; telle chose qui vous semble bonne, étoufferait ces mêmes talents. Dieu fait bien ce qu’il fait : c’est la Providence qui nous dirige, lorsqu’elle nous destine à jouer un rôle sur la scène du monde. »  
 
 
     
 
 
     
 
 
     
 
 
     
 
 
     
 
 
     
 
 
     
 
 
     
 
 
     
 
 
     
 
 
     
 
 
     
 
 
     
 
 
     
 
 
     
 
 
     
 
 
     

   
P. Quignard, Vie secrète, chap. xiii : « La scène », Gallimard, « nrf », 1998, p. 108-109.
   
J. Genet (1910-1986), Œuvres critiques, « Lettres à Roger Blin », 1965-1966 ; Gallimard, « Pléiade » : Théâtre complet, 2002, p. 865-866.
   
P. Quignard, Vie secrète, chap. xiii : « La scène », Gallimard, « nrf », 1998, p. 107-108.
   
P. Quignard, La Leçon de musique, « Un épisode tiré de la vie de Marin Marais », “Première partie” ; Hachette, « Textes du xxe siècle », 1987, p. 32.
   
G. Casanova (1725-1798), Mémoires : histoire de ma vie, chap. lxxxvi ; Arléa, 1993, p. 1134-1135.
   
Chateaubriand (1768-1848), Mémoires d’outre-tombe, Ière partie, livre i, « Combat contre les deux mousses », La Vallée-aux-Loups, juin 1812 ; Le livre de Poche, « Classiques modernes – La Pochothèque », 1973, éd. Gengembre (1998), p. 41.
   
Haut de page