Dernière édition MMV - Ours - Minuit |
Toute le monde ne
va pas en prison. Le monde de la prison n’est pas le monde entier. N’empêche que le tour du monde, même poussé jusqu’au bout sans billet de retour eh oui, rien que la Terre ! équivaut à un tour de prison. Quant au vaste monde, entendre l’univers, ou l’extérieur, on peut aller le voir au cachot, sinon au théâtre. |
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Le monde est une prison. |
« Hamlet :
– […] Qu’avez-vous fait, mes bons amis, pour mériter que les mains de
la Fortune vous envoie en prison ici ? Guildenstren : – En prison, monseigneur ? Hamlet : – Le Danemark est une prison. Rosencrantz : – Alors le monde en est une. Hamlet : – Une fameuse, et dans laquelle il y a beaucoup de cachots, de cellules, et de culs-de-basse-fosse, le Danemark étant l’un des pires. » |
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Le Danemark est une prison, mais le monde est une prison aussi… |
« – Je
crois que vous écrivez aussi un livre sur vos voyages. – C’est vrai, qui doit s’appeler Le Tour de la prison, dont j’ai écrit environ un tiers, et puis les circonstances ont été telles que j’ai dû m’interrompre. Je reprendrai plus tard. Et ce titre du Tour de la prison étonne énormément de Français, […], parce qu’ils sont choqués à l’idée qu’on leur dise qu’ils sont en prison. Et je leur rappelle que Shakespeare l’a dit avant moi – Zénon aussi d’ailleurs. C’est la phrase fameuse : « Le Danemark est une prison. » Et le courtisan généralement insolent et vaguement mondain qui répond à Hamlet, lui dit avec beaucoup plus de vérité cette fois – c’est lui qui enfonce le clou : le Danemark est une prison, mais le monde est une prison aussi. Et dans notre époque on peut même dire que c’est tout particulièrement une prison. » |
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La rue Marais est une prison : Shakespeare a répondu d’avance à Michel que le monde aussi en est une... |
« La rue Marais est une prison : Shakespeare a répondu d’avance à Michel que le monde aussi en est une. Mais c’est déjà quelque chose que de changer de cachot. Quand on en est là, plusieurs voies s’offrent à l’évasion. L’une est la vie religieuse, mais le christianisme philistin de la famille fait précisément partie de ce que fuit Michel ; | il ne pensera à la Trappe, d’ailleurs assez peu sérieusement, que d’ici une trentaine d’années. L’Art, autant que possible avec une majuscule, est une autre issue, mais il ne se croit ni futur grand poète ni futur grand peintre. La voie la plus commode, à vue de nez du moins, est l’aventure ; elle viendra, mais la chiquenaude du hasard qui a cette date eût poussé Michel vers elle ne s’est pas produite : l’équipée d’Anvers l’a dégoûté d’aller tenter sa chance sur un cargo en partance pour les colonies. Quel élan ou quelle lubie l’a propulsé vers l’armée ? Peu de chose peut-être : un troupier flânant aux abords de la citadelle, des hommes passant sous ses fenêtres, musique en tête, comme du temps de la petite gouvernante anglaise ? En tout cas, ce que je sais de sa vie par la suite m’assure qu’une fois la décision prise il n’y a pas repensé deux fois. En janvier 1873, une lettre écrite d’un café parisien, sur le papier rayé et avec l’encre boueuse de l’établissement, apprit à Michel Charles et à Noémi, que leur fils s’était engagé. » | ||
Un homme qui a un grand état dans le monde, a une prison plus grande et plus ornée ; celui qui n’y a qu’un petit état, est dans un cachot : l’homme sans état est le seul homme libre… |
« Un philosophe regarde ce qu’on appelle un état dans le monde, comme les Tartares regardent les villes, c’est-à-dire comme une prison. C’est un cercle où les idées se resserrent, se concentrent, en ôtant à l’âme et à l’esprit leur étendue et leur développement. Un homme qui a un grand état dans le monde, a une prison plus grande et plus ornée. Celui qui n’y a qu’un petit état, est dans un cachot. L’homme sans état est le seul homme libre, pourvu qu’il soit dans l’aisance, ou du moins qu’il n’ait aucun besoin des hommes. » | ||
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W. Shakespeare (1564-1616), The tragical history of Hamlet, Prince of Denmark (1602), II, ii, v. 234-240 : Hamlet : – […] What have you, my good friends, deserved at the hands of Fortune that she sends you to prison hither ? / Guildenstern : – Prison, my lord ? / Hamlet : Denmark’s a prison. / Rosencrantz : – Then is the world one. / Hamlet : – A goodly one, in which there are many confines, wards, and dungeons, Denmark being one o’th’worst. – Gallimard, « Pléiade » : Tragédies, t. i, 2002, p. 776. | |
M. Yourcenar (1903-1987), Portrait d’une voix : vingt-trois entretiens (1952-1987), entretien accordé à Jean-Pierre Corteggiani, août 1987 ; Gallimard, « N.R.F. », 2002, p. 404. | |
M. Yourcenar (1903-1987), Le Labyrinthe du monde, II, Archives du Nord, iie partie, « Rue Marais », 1977 ; Gallimard, « Pléiade » : Essais et mémoires, 1991, p. 1100-1101. | |
Chamfort (1742-1794), Maximes et pensées, chap. IV : « Du goût pour la retraite et de la dignité du caractère », § 268 ; Vialetay Éditeur, « Prestige de l’Académie Française », Paris, 1970, p. 73. | |