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Dernière édition MMV - Canicvla - Midi | ![]() |
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Surveiller |
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« Surveiller
et punir » : ces deux mots d’ordre excèdent et dépassent
largement la grosse machine pénitentiaire. Non pas surveiller pour punir, seulement surveiller pour faire fonctionner le pouvoir punitif, et pousser la sur-veillance, cette frénésie de la veille, dans le sens fanatique ou obsessionnel de l’esprit de système. Le démon panoptique, aussi malin que le Malin peut l’être, n’est jamais neutre : la surveillance de l’appareil sécuritaire est impuissante à égaler l’omniscience du regard de Dieu (seul le point de vue de Dieu est efficace : c’est l’innocence même), et tous les impuissants sont des enragés. |
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Ce qui me paraît assez caractéristique de notre société, c’est la surveillance, – la surveillance étant curieusement l’une des manières, je ne dis pas exactement de punir, mais de faire fonctionner le pouvoir punitif : c’est pour cela qu’à vrai dire j’aurais dû appeler mon livre Punir et Surveiller… |
« On ne trouve vraisemblablement pas de groupes sociaux sans punition. Ce qui me paraît, en revanche, assez caractéristique de notre société, c’est la surveillance. C’est pour cela qu’à vrai dire j’aurais dû appeler mon livre Punir et Surveiller. La surveillance étant curieusement l’une des manières, je ne dis pas exactement de punir, mais de faire fonctionner le pouvoir punitif. Il me semble que, encore au xviiie siècle, le nombre de gens qui échappaient effectivement aux lois sous le coup desquelles normalement ils auraient pu tomber était immense. Le pouvoir pénal, le pouvoir de punir était un pouvoir discontinu, lacunaire, plein d’alvéoles, plein de trous, ce qui explique que, lorsqu’on s’emparait d’un criminel, les peines que l’on imposait étaient formidables, d’autant plus formidables que justement les autres couraient et qu’il fallait, comme on disait, faire exemple. L’effroi de la terreur devait compenser la discontinuité de la punition. Il me semble qu’à partir de la fin du xviiie siècle et du début du xixe on a cherché à avoir un pouvoir punitif… » | |||
Nous vivons un moment de déplacement de la notion de surveillance qu’il est très intéressant d’analyser : pendant très longtemps, elle a été une peine administrée par la justice, avec comme point final la prison ; aujourd’hui, la surveillance n’est plus considérée comme une peine, mais comme une prévention nécessaire, – elle est devenue l’atmosphère de notre société panoptique… |
« Nous vivons
un moment de déplacement de la notion de surveillance qu’il est très intéressant
d’analyser. Pendant très longtemps, elle a été une peine administrée par
la justice, avec comme point final la prison. Aujourd’hui, la surveillance
n’est plus considérée comme une peine, mais comme une prévention nécessaire,
elle est devenue l’atmosphère de notre société panoptique. Les surveillés
demandent toujours plus de surveillance, dans une sorte de paranoïa indépassable.
Nous sommes tous condamnés à la surveillance devenue norme. La technique est là pour permettre à la punition de jadis de devenir la norme sociale. L’idée que l’intériorité d’une personne puisse être regardée et ne soit donc plus un lieu caché, intime, singulier, triomphe. Le téléphone portable est un symptôme majeur de l’avancée du panoptique : tout le monde est toujours localisable, le portable sédentarise la population entière. Les parents achètent ces téléphones à leurs enfants sans parvenir à se rassurer. Ils ressentent toujours cette insécurité qui les pousse à équiper leur progéniture d’une alarme. Il est même devenu inquiétant de ne pas | en posséder, de ne pas pouvoir être joint en permanence. Le téléphone portable n’est pas une idée hasardeuse. Il vient répondre au souci de repérer, de classer immédiatement, de lutter contre tout ce qui est flux, devenir. Des centaines d’objets techniques disparaissent très vite, l’explosion du portable tient à sa capacité d’épouser la tendance majoritaire de notre monde : être localisable, ne pas être nomade. Il répond parfaitement à l’idéal de la discipline : vous êtes chez vous ou comme si vous y étiez, vous êtes « logé » comme disent les policiers. Il ne s’agit pas de sombrer dans un passéisme sans intérêt, ni de discuter du caractère confortable du portable, mais de comprendre à quelle évolution il correspond, quel saut qualitatif il représente. Notre société a les moyens de sédentariser tout le monde. Le portable permet une autre rupture, plus grave encore pour l’intériorité de chacun. Le fait de ne pas communiquer immédiatement ce qu’on a à l’esprit est fondamental pour la pensée ; si je communique en permanence, je ne peux pas penser, la boucle de ma singularité est sans cesse rompue. Si je me suis fâché avec une amie, je marche dix minutes et, pendant tout ce temps, je complexifie l’objet de ma fâcherie, j’élabore, je digère ma sensation. C’est ce temps qui disparaît avec le portable, je suis sans cesse en rapport avec un semblable, je n’ai plus de contact avec un autre intérieur ou extérieur. Lorsque je suis avec quelqu’un, je n’ai pas accès à son espace intérieur, je ne sais pas avec quelles instances intérieures il est en rapport. Mais il a un portable et je le | vois téléphoner devant moi. Cet espace intérieur caché va être ainsi quadrillé par une série d’appels. L’espace intérieur, inconnaissable, devient panoptique. L’autre devient les autres. Le portable est un symptôme terrible. Son seul antécédent est, il me semble, le bracelet électronique, qui a d’ailleurs suscité maintes réactions. Une chose est de priver quelqu’un de sa liberté de mouvement, une autre est de surveiller tous ses déplacements. Je ne rêve pas d’une société sans punition, mais j’aimerais qu’on s’interroge sur le sens des modes de punition que nous choisissons. Le bracelet électronique marque une avancée du panoptique flagrante : la société ne se contente plus d’interdire les déplacements, elle épie tout mouvement. On ne peut pas s’arrêter au caractère confortable, voire humaniste, de l’objet technique. La guillotine en son temps apparut plus humaine que la hache. Ceux qui revendiquent le côté humaniste du bracelet électronique demeurent à un niveau individuel : il permet les déplacements, la vie de famille… Reste la signification sociale de cette révolution technique et ce qu’elle suppose : accepter qu’une population soit surveillée dans la ville, accepter donc que la ville devienne prison. Dans notre réflexion sur les modes de punition, nous devons rester attentifs à ces deux dimensions, sociale et personnelle. Le caractère confortable de la chose ne doit pas nous cacher le danger de ses conséquences. Dix ans à peine après l’apparition du bracelet électronique, nous nous surveillons tous avec nos téléphones portables, sans en avoir aucune conscience : « Où es-tu ? » | L’avancée technique ordonne la réalité et empêche le débat. Elle laisse d’emblée de côté toute autre possibilité, que le renforcement des liens puisse recadrer certaines personnes tout autant qu’une surveillance acharnée par exemple. La technique n’a pas d’essence et ne répond qu’à l’utilitarisme. Plus la société se laissera modeler par elle, plus elle avancera dans le panoptique. Nous ne pouvons pas lutter contre la technique, mais nous avons à développer des désirs et une pensée qui ne se contentent pas de suivre ses développements. » |
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Surveillance et auto-surveillance. |
« Il lui arrive
parfois en fin de semaine de « rester seul à la maison ». L’idée
de rester seul ainsi ne lui déplaît pas, au contraire. « Vous savez,
se lever quand on veut, pas d’heure fixe pour les repas, personne pour vous
demander : qu’est-ce que tu fais ? Aucune contrainte, la liberté
quoi ! » Il me décrit longuement le plaisir qu’il attend de ces
quelques jours vécus en solitaire. À plusieurs reprises il dit : « Vous
savez. Vous comprenez ce que je veux dire », comme pour s’assurer que
je connais aussi ce plaisir-là, que je l’accompagne dans ce temps de la
solitude. Et puis il en vient à confier ce qui transforme ce plaisir attendu en tourment. « Voici ce qui se passe et ôte toute saveur à ma prétendue liberté : je me vois prendre ma douche, préparer mon café, m’asseoir dans un fauteuil, mettre un disque, aller chercher dans le réfrigérateur de quoi me nourrir. Il | y a pire encore : je m’annonce ce que je vais faire l’instant qui suit et un peu plus tard. Je sortirai, je prendrai tel itinéraire, je rentrerai à cinq heures. Vous n’imaginez pas à quel point c’est pénible. Quel besoin ai-je de me surveiller ainsi ? » Dédoublement. Auto-observation. Auto-surveillance. Serait-ce qu’il lui est impérativement dévolu de se surveiller dès que plus rien ni personne n’est là pour l’assurer qu’on veille sur lui ? La voix qui lui dit : « Tu fais ceci, tu vas faire cela » n’est pas celle d’un surmoi sarcastique. Elle ne fait que constater, elle est neutre, c’est une voix qui neutralise le temps, s’emploie à le maîtriser, une voix qui mine le présent et qui, en anticipant ce qui pourrait arriver d’imprévu, rend le futur déjà passé, déjà mort. Quelle détresse se cache dans ces « je me vois, je prévois » ? Ce dieu omniscient, ce dieu surveillant à la voix blanche, ce double a la froideur de la mort. Cet homme reste seul et il n’y a plus de maison. Enfant, il était persuadé de l’existence d’un ange gardien qui, discrètement, sans se montrer, veillait sur lui. Et voici que dans ces fins de semaine, le surveillant et le surveillé sont aussi seuls l’un que l’autre dans la maison vide, affreusement silencieuse et devenue trop grande pour le petit garçon désemparé. » |
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M. Foucault (1926-1984), « Radioscopie de Michel Foucault », entretien avec J. Chancel, 10 mars 1975 ; Gallimard, « Quarto » : Dits et écrits, t. i, 2001, p. 1661. | |
M. Benasayag, Abécédaire de l’engagement, « Surveillance » ; Bayard, 2004, p. 245-248. | |
J.-B. Pontalis, Fenêtres, « Liberté sous surveillance », Gallimard, « NRF », 2000, p. 41-42. | |