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Dernière édition MMIV Dé 21 - Minuit
Nœud
       
 

L’art de construire un problème ressemble aussi à l’art de faire des nœuds. On noue un problème, et on apprend à le dénouer.
Seulement, il est aussi très bon d’apprendre à ne pas faire des nœuds sans nécessité. S’il y avait en l’occurrence une formule magique, ce serait sans doute l’aphorisme prescrit par René Char. Il montre du doigt l’étoile polaire, et celle de tout bonne compagnie. Qui perd ce Nord, est mal parti –  c’est tragique, sans doute : tant pis pour lui.
Oui, mais si le nœud est déjà fait ? Tâcher alors de le défaire. Au pis aller, le trancher dans le style d’Alexandre-le-Grand, d’un coup d’épée ou de sabre.

       
La maladie de faire des noeuds.
 

« Imite le moins possible les hommes dans leur énigmatique maladie de faire des nœuds. »

 
 
   
Faire des nœuds, c’est ne rien faire : or pour rendre un cercle vraiment agréable, il faut que chacun y fasse quelque chose qui demande un peu d’attention...
 
  « Faire des nœuds » consiste à former au moyen d’une navette, sur un cordon de fil ou de soie, des nœuds serrés les uns contre les autres.
    « Selon moi, le désœuvrement n’est pas moins le fléau de la société que celui de la solitude. Rien ne rétrécit plus l’esprit, rien n’engendre plus de riens, de rapports, de paquets, de tracasseries, de mensonges, que d’être éternellement renfermés vis-à-vis les uns des autres dans une chambre, réduits pour tout ouvrage à la nécessité de babiller continuellement. Quand tout le monde est occupé, l’on ne parle que quand on a quelque chose à dire ; mais quand on ne fait rien, il faut absolument parler toujours ; et voilà de toutes les gênes la plus incommode et la plus dangereuse. J’ose même aller plus loin, et je soutiens que, pour rendre un cercle vraiment agréable, il faut non seulement que chacun y fasse quelque chose, mais quelque chose qui demande un peu d’attention. Faire des nœuds, c’est ne rien faire ; et il faut tout autant de soin pour amuser une femme qui fait des nœuds que celle qui tient les bras croisés. Mais quand elle brode, c’est autre chose : elle s’occupe assez pour remplir les intervalles du silence. Ce qu’il y a de choquant, de ridicule, est de voir pendant ce temps une douzaine de flandrins se lever, s’asseoir, aller, venir, pirouetter sur leurs talons, retourner deux cents fois les magots de la cheminée, et fatiguer leur minerve à maintenir un intarissable flux de paroles : la belle occupation ! Ces gens-là, quoi qu’ils fassent, seront toujours à charge aux autres et à eux-mêmes. Quand j’étais à Môtiers, j’allais faire des lacets chez mes voisines ; si je retournais dans le monde, j’aurais toujours dans ma poche un bilboquet, et j’en jouerais toute la journée pour me dispenser de parler quand je n’aurais rien à dire. Si chacun en faisait autant, les hommes deviendraient moins méchants, leur commerce deviendrait plus sûr, et je pense, plus agréable. Enfin, que les plaisants rient s’ils veulent, mais je soutiens que la | seule morale à la portée du présent siècle est la morale du bilboquet. »
 
 
   
Défaire le noeud ?
  « Quand l’essai de défaire le nœud l’embrouille davantage. »
 
 
   
L'osier n'a pas de noeud (on dit franc comme l'osier).
  « Être franc comme l’osier, être sincère, sans finesse et sans dissimulation, être accommodant ; locution qui vient de ce que l’osier n’a pas de nœuds. »
       
Il faut une exposition, un nœud et un dénouement dans une histoire, comme dans une tragédie...
  « J’ai prétendu faire un grand tableau des événements qui méritent d’être peints, et tenir continuellement les yeux du lecteur attachés sur les principaux personnages. Il faut une exposition, un nœud et un dénouement dans une histoire, comme dans une tragédie, sans quoi on n’est qu’un Réboulet, ou un Limiers, ou un La Hode. Il y a d’ailleurs, dans ce vaste tableau, des anecdotes intéressantes. Je hais les petits faits ; assez d’autres en ont chargé leurs énormes compilations.
Je me suis piqué de mettre plus de grandes choses dans un seul petit volume, qu’il n’y en a dans les vingt tomes de Lamberti. Je me suis surtout attaché à mettre de l’intérêt dans une histoire que tous ceux qui l’ont traitée ont trouvé, jusqu’à présent, le secret de rendre ennuyeuse. Voilà pourquoi j’ai vu des princes, qui ne lisent jamais et entendent médiocrement notre langue, lire ce volume avec avidité, et ne pouvoir le quitter.
Mon secret est de forcer le lecteur à se dire à lui-même : Philippe V sera-t-il roi ? Sera-t-il chassé d’Espagne ? La Hollande sera-t-elle détruite ? Louis XIV succombera-t-il ? En un mot, j’ai voulu émouvoir, même dans l’histoire. »
       
J’ai toujours pensé que l’histoire demande le même art que la tragédie : une exposition, un nœud, un dénouement.
  « J’ai toujours pensé que l’histoire demande le même art que la tragédie, une exposition, un nœud, un dénouement, et qu’il est nécessaire de présenter tellement toutes les figures du tableau, qu’elles fassent valoir le principal personnage, sans affecter jamais l’envie de le faire valoir. »
       
La science des nœuds.
  « La théorie, appliquée et empirique, des nœuds, dont on retrouve de multiples témoignages sur les mégalithes celtes et les mosaïques arabes, a atteint une extraordinaire sophistication grâce à la marine à voile. La question de savoir quel nœud convient à tel usage – nœud de chaise, de jambe de chien, de vache ou de bec d’oiseau – a ainsi trouvé des réponses bien avant que l’on n’ait la moindre idée d’une éventuelle formulation mathématique du problème. Cette dernière est généralement attribuée à lord Kelvin, qui eut vers 1860 une intuition aussi belle que non fondée : à une époque où l’on hésite entre une structure ondulatoire ou particulaire de la matière, Kelvin opte pour les atomes, mais des vortex-atoms (atomes-tourbillons), faits d’ondes enchevêtrées sous la forme d’un nœud. Plus noué est le nœud, plus lourd est l’atome. Un élève de Kelvin, Peter Tait, tente de classifier les nœuds en les projetant sur un plan, et en comptant le nombre d’intersections. Travail de Romain que Tait, dans le cas particulier des nœuds à croisements alternés (un passage par-dessus suivi d’un par-dessous), mène à bien jusqu’au nombre record de 10 croisements… La théorie mathématique des nœuds connaît dès lors de multiples rebondissements, des diagrammes de Reidemeister (1920) aux tresses d’Alexander (1923) et aux invariants de Conway (1973), jusqu’à devenir un des grands champs de recherche actuels. Si l’on ne sait toujours pas classifier complètement les nœuds, du moins observe-t-on de nombreux points de contact entre leur théorie et certains domaines de la physique théorique, de la biologie (le « couper-coller » des brins d’ADN est bien décrit par une théorie mathématique) ou de la zoologie : on connaît une anguille « visqueuse » des grands fonds, la myxine, qui n’a nul besoin de mordre pour fuir quand on la tient. Faisant un nœud au niveau de sa queue, elle le propage le long de son corps jusqu’à échapper à la main qui l’enserre. »
       
       

 

   
R. Char (1907-1988), Les Matinaux (1947-1949), « Rougeur des Matinaux », XXI ; Gallimard, « Pléiade » : Œuvres complètes, 1983, p. 333.
   
J.-J. Rousseau (1712-1778), Les Confessions, I : « Première partie », : « Livre cinquième » ; Gallimard, « Pléiade » : Œuvres complètes, t. I, 1959, p. 202-203.
   
M. Leiris (1901-1990), Frêle bruit (1976), « Quand la parole est étranglée… » ; Gallimard, « Pléiade » : La règle du jeu, 2003, p. 921.
   
É. Littré (1801-1881), Dictionnaire de la langue française, s.v. « Osier », 2.
   
Voltaire (1694-1778), Lettre, no 3107, à Charles-Jean-François Hénault, Berlin, 8 janvier 1752 ; Gallimard, « Pléiade » : Correspondance, t. III, 1975, p. 579.
   
Voltaire (1694-1778), Lettre, no 5173, à Ivan Ivanovitch Shuvalov, à Schwessingen, maison de plaisance de Monseigneur l’Électeur palatin, 17 juillet 1758 ; Gallimard, « Pléiade » : Correspondance, t. V, 1980, p. 172.
   
N. Witkowski, « Nœuds (théorie des –) », in Dictionnaire culturel des sciences, sous la direction de N. Witkowski, Seuil-Regard, 2001, p. 308.
   
   
   
   
   

 

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